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LA SOCIETE INSTINCTIVE

 

Essai sur le rôle des instincts dans la société moderne

 

 

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TABLE DES MATIÈRES

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Chapitre 1 - Introduction

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Chapitre 2 - L’évolution des Espèces

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Chapitre 3 - La Naissance du Monde occidental

 

Chapitre 4 - La Contradiction

 

Chapitre 5 - La Cruauté

 

Chapitre 6 - Le Nœud du Problème : les Instincts

 

Chapitre 7 - Le Libre Arbitre

 

Chapitre 8 - Le Nationalisme

 

Chapitre 9 - La Religion

 

Chapitre 10 - La Royauté

 

Chapitre 11 - La Femme

 

Chapitre 12 - La Bosnie

 

Chapitre 13 - Conclusion

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Appendice 1

La Démocratie et la libre Entreprise

 

Appendice 2

La Pyramide de Maslow et la Théorie de Kohlberg

 

Bibliographie

 

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1. INTRODUCTION

 

 

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On pourrait croire que dans sa vie l’être humain recherche le bonheur avant toute chose. Un simple regard autour de nous montre que cette recherche est souvent bien inefficace. Nous avons tous la bouche pleine de mots tels paix, respect, tolérance, mais le monde ne voit que guerres, divorces, vols, faillites, viols, attentats et autres. D’où vient cette incompétence à rendre la vie heureuse ? Cette question m’a toujours perturbé. Le besoin d’écrire est venu comme un déclic.

 

Militaire de carrière, le hasard de mes mutations m’a amené, peu de temps avant ma retraite, dans un des quartiers généraux de L’OTAN ou Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. Cette organisation des pays occidentaux était à l’origine une structure de défense contre le bloc soviétique durant la guerre froide. Depuis la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, elle tente de se donner un nouveau rôle dans des missions de maintien de la paix à travers le monde. C’est pendant cette période que j’ai subi le choc qui est à l’origine de ce livre. En 1997 je suis parti pour six mois en Bosnie à Sarajevo dans l’état-major des troupes de maintien de la paix de l’OTAN

 

La fonction que j’y ai occupée m’amenait à entrer en contact avec la plupart des organisations internationales présentes et avec la population locale. De ce fait, j’ai vu de près les misères du pays. J’y ai rencontré des responsables d’organisations charitables, d’organisations internationales, mais aussi des Bosniens de souche serbe, croate et bosniaque (c.à.d. musulman de Bosnie), des riches et des pauvres, des tortionnaires et des torturés, des violeurs et des violées, des petites gens et des politiciens locaux. En parcourant le pays j’ai pu voir de près l’ampleur des destructions. Lors de mes rencontres les habitants m’ont parfois décrit les exactions qu’ils ont subies. L’horreur est telle qu’aujourd’hui encore, il m’est difficile d’en parler.

 

Le fait le plus perturbant est que très peu de gens là-bas regardent la situation sous le même angle que nous, Occidentaux. Pas question de “Droits de l’Homme” ni de justice telle que nous la pratiquons. Un Bosnien (et peu importe qu’il ait été Serbe, Bosniaque ou Croate) m’a un jour expliqué que dans son village il faisait partie d’une minorité et il m’a raconté les sévices inimaginables qu’il y avait subis. A ses yeux ils étaient injustes non pas au regard de la violation des droits de l’homme, mais parce que c’est son groupe qui avait raison, donc c’était à lui à les faire subir aux autres. Pour cet homme il faudrait pouvoir retourner en arrière et refaire l’histoire, non pas pour éliminer les atrocités mais pour donner la suprématie à son ethnie. Son seul souhait est de recommencer la guerre avec son groupe du bon côté des fusils et des instruments de torture. Durant mes six mois là-bas je n’ai rencontré que bien peu d’habitants qui condamnaient sincèrement les atrocités, quelles qu’elles soient et quelle que soit l’ethnie qui les avait commises.

 

 

Comme souvent dans les guerres civiles, il n’existait qu’une vague direction au sommet et les choses se décidaient au gré des situations locales. Les trois ethnies avaient en commun leur haine pour les deux autres, mais le pays était bien trop fragmenté pour permettre à une organisation autoritaire de donner des ordres et d’en contrôler l’exécution. Ni Tudjman ni Karadzic ou Izetbegovic – respectivement présidents de la Croatie et des parties serbe et bosniaque de la Bosnie – n’ont été maîtres de la situation comme Hitler par exemple. Ceux qui avaient la suprématie locale des armes commettaient des exactions, quelle que soit leur ethnie. Et ceux qui ne l’avaient pas les subissaient. Les alliances ne se décidaient pas au sommet, mais se faisaient localement au gré des événements. Ainsi a-t-on même vu des alliances entre Serbes et Musulmans, dans les quelques endroits où les Croates étaient dominants. Comme il n’y avait pas de commandement central, ni de contrôle centralisé, les crimes commis n’étaient pas le résultat d’ordres émanant d’en haut : aucune excuse du type “befehl ist befehl”. (“Un ordre est un ordre”, excuse utilisée par les Nazis lors du procès de Nuremberg.)

 

Cela fait maintenant plusieurs années que j’ai quitté l’ex-Yougoslavie, et je suis toujours en train d’essayer de digérer l’événement. La question fondamentale est facile à deviner: comment des êtres humains ont-ils pu faire cela? Mais j’aimerais poser cette question de façon plus personnelle. Si j’étais né là-bas, qu’aurais-je fait? Supposons que la cigogne qui m’amenait vers la Belgique se soit sentie surchargée et m’ait laissé tomber en Bosnie où j’aurais été adopté par une famille locale. J’aurais toujours été identique à moi-même, mais éduqué différemment. Aurais-je vraiment pu commettre ces horreurs auxquelles mon cerveau d’Occidental refuse de penser? Tout en moi me crie que non, évidemment. Mais comment se fait-il alors que de tels comportements s’y soient généralisés? Certains des tortionnaires yougoslaves n’auraient-ils pas été outrés tout autant que nous s’ils étaient nés ici et non là-bas? En d’autres mots, quels sont les éléments qui font que certains groupes humains, qui nous sont fondamentalement identiques, basculent soudain dans une folie que nous ne comprenons pas?

 

Une deuxième chose m’a interpellé durant mon séjour en Bosnie: les Occidentaux ne comprennent pas véritablement ce qui s’y est passé, ni ce qui continue à s’y passer. Quand je suis arrivé sur le terrain en ce mois de janvier 1997, j’étais rempli d’appréhensions car je me sentais très mal préparé pour le travail à réaliser. Mais je me disais que, heureusement, il y avait sur place des organisations internationales compétentes. Il y avait les Nations Unies, plusieurs de ses filiales telles l’UNHCR spécialisée en problèmes de réfugiés ou l’UNMAC en élimination de champs de mines. Il y avait la Banque Mondiale, l’Union Européenne et l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE). A ma grande surprise, et déception, ces organismes étaient tout aussi désarmés face à la situation. Bien entendu, ils étaient experts dans la pratique de leur spécialité. Ainsi l’agence pour les réfugiés savait parfaitement comment ériger un camp d’urgence, et la Banque Mondiale maîtrisait les matières financières internationales. Mais chaque fois qu’un incident grave se produisait ‑ un groupe ethnique était allé ravager un village que nous venions tout juste de reconstruire pour des réfugiés, où les élections avaient de nouveau renforcé les partis extrémistes tandis que les partis démocratiques restaient à la traîne ‑ tant les civils internationaux que les militaires étaient pris par surprise ; et les réunions de crise montraient que les organisations internationales étaient aussi désemparées que les militaires. Les Occidentaux ne comprenaient pas. Les opérations de paix qui ont suivi celle de Bosnie ne donnent pas l’impression que notre compréhension de ce genre de phénomènes se soit améliorée.

 

Ces deux considérations m’amènent au sujet de cet essai: tâcher de définir quels sont les moteurs qui font que parfois les groupes humains peuvent agir noblement, et qu’à d’autres moments ou dans d’autres lieux ils peuvent se conduire de façon ignoble. J’ai tenté de comprendre les motivations profondes des acteurs. Avant de pouvoir choisir une thérapie, il faut d’abord comprendre la maladie. Dans les interventions de paix, les Occidentaux ont bien trop souvent appliqué des thérapies sans connaître la maladie. Si j’ai pu mettre le doigt sur une partie des mécanismes qui guident l’être humain dans ces domaines, je pense que j’aurai fait œuvre utile.

 

Il y a une dernière raison pour laquelle j’ai décidé d’entreprendre cette réflexion. Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur la guerre et ses motivations. Parmi les œuvres les plus connues, il y a le fameux “De la Guerre” de Clausewitz et il y a “Le Prince” de Machiavel ; des livres continuent à paraître régulièrement sur le sujet. Pour expliquer ou justifier la guerre, ils se basent principalement sur l’intelligence humaine, sur la faculté des hommes de planifier, d’organiser des conflits et d’exploiter la crédulité de leurs semblables. Ces explications sont correctes mais incomplètes. En tout cas elles n’expliquent pas la barbarie systématique rencontrée dans tous les conflits de l’histoire humaine.

 

La plupart des psychologues et sociologues sont d’avis que nos actions sont guidées bien plus souvent par nos instincts que par notre faculté de réflexion. Même les décisions que nous pensons mûrement réfléchies sont souvent inscrites dans des programmes de pensée automatiques. On ne peut pas parler du phénomène de la guerre si l’on ne parle pas des instincts qui en sont les moteurs essentiels. Les écrivains cités plus haut sont des intellectuels chez qui justement les réactions instinctives jouent un rôle moindre que chez la plupart des autres hommes ; ceci explique peut-être cette lacune dans leurs écrits. Aucune explication valable ne peut pourtant être espérée si l’on ne prend pas en compte la totalité de la personnalité humaine.

 

Ayant une formation d’ingénieur et ayant passé le plus clair de ma carrière dans le domaine technique, j’aborde généralement les problèmes d’une façon que j’espère raisonnée. Je n’ai pas pour autant “foi” dans les théories scientifiques. Quand j’en découvre une, je ne l’accepte jamais en première lecture. Je la pèse et la soupèse, et même si finalement je la pense probable dans l’état des connaissances actuelles, en d’autres termes si je la crois correcte, je reste toujours prêt à la remettre en question si des éléments nouveaux apparaissent.

 

Il y a une importante exception à cette règle de scepticisme positif : je suis convaincu que la vérité existe, j’ai “foi” en son existence. Dans beaucoup de cas nous ne pouvons pas la connaître et souvent même nous savons que nous ne la connaîtrons jamais. Mais ce n’est pas parce que nous ne la connaissons pas qu’elle n’existe pas. Nous ne saurons jamais exactement combien de poissons il y a dans la mer à un moment précis. Mais le chiffre existe, même si nous savons que nous ne le connaîtrons jamais. Lorsque nous adoptons une ligne de conduite, nous avons rarement la possibilité de savoir ce qui se serait passé si nous en avions choisi une autre. Pourtant le meilleur choix existe.

 

Je suis donc en permanence à la recherche de la vérité tout en sachant que je ne la découvrirai jamais. Je rejette de façon absolue le post-modernisme et son principe absurde de la multiplicité de la vérité. Je base mes considérations et raisonnements sur des observations qui m’apparaissent claires et objectives. Mon but est de regarder le monde sans à priori, sans idées préconçues, et de tirer des conclusions “probables” de ce que j’ai constaté. Je change donc régulièrement d’avis et n’en ai aucune honte.

 

Dans cet essai, j’aborde des problèmes qui se situent dans le domaine “tabou” des convictions et des croyances. Nous n’avons pas l’habitude de traiter de tels sujets de façon purement logique. C’est pourtant ce que je vais tenter de faire, en espérant cerner une part de leur “vérité”.

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2. L’EVOLUTION DES ESPÈCES

 

 

 

 

                                                                                                                    “L’évolution est le produit d’une énorme loterie, tirant au hasard des numéros                                                                                                                       parmi lesquels une sélection aveugle désigne de rares gagnants.”

 

                                                                                                                                    Jacques Monod

 

                                                                                                                                    Le Hasard et la Nécessité

 

 

 

 

Pour la plupart des civilisations et religions, l’homme est intelligent et donc responsable de ses actes. Il est le seul être vivant à avoir ces facultés. Conscient de sa supériorité, l’homme se considère le roi de la création. Ainsi peut-on lire au début de la Genèse: “Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre”.

 

Charles Darwin est le premier à avoir pratiqué une brèche dans ce principe de supériorité de l’homme sur le reste de la nature. Avec sa théorie sur l’évolution des espèces qui nous explique que l’homme est proche parent du singe avec lequel il a un ancêtre commun, il démontre que nous ne sommes finalement que des animaux parmi les autres. Darwin a eu des précurseurs, tels Lamarck et Wallace et les géologues Hutton et Lyell. Wallace entre autres était bien près de la découverte des lois qui furent finalement promulguées par Darwin. Mais il lui revient certainement d’avoir fait une fabuleuse synthèse et d’avoir largement répandu le principe de l’évolution des espèces. Notons qu’il existe pourtant dans le monde occidental des groupes qui, sur base de leurs convictions religieuses, rejettent ces idées. N’est-il pas effrayant de constater que dans le pays le plus puissant au monde il y ait des sectes, par exemple les “Créationnistes”, qui sont assez influentes pour faire modifier les programmes d’études dans les écoles? Plusieurs états américains interdisent l’enseignement de la théorie de l’évolution des espèces parce que d’après eux elle contredit la Bible.

 

 

Son livre monumental, The Origin of Species, n’est pas une Bible et Darwin lui-même a dû en modifier plusieurs parties. Mais les trois grands principes de base sont toujours valables aujourd’hui. Les voici résumés:

 

  1. principe de la conservation: l’hérédité est une force conservatrice qui garantit la transmission des formes organiques d’une génération à l’autre.

 

  1. principe de la variation: dans toute forme de vie des modifications s’introduisent inéluctablement.

 

  1. principe de la sélection: la compétition pour la survie définira quelles modifications disparaîtront et lesquelles se maintiendront.

 

Le troisième principe, celui de la sélection, ne nécessite pas vraiment d’explication et est même presque une tautologie car il est évident que tout ce qui est trop faible pour survivre ne survivra pas ! Par contre Darwin lui-même n’a fait qu’énoncer les deux premiers et n’a pas réussi à déchiffrer leur pourquoi, ce qui est compréhensible au vu des connaissances en biologie et en biochimie à son époque. Depuis lors la science a fait des progrès énormes et décrit de plus en plus finement les mécanismes de l’évolution pour aboutir au néodarwinisme.

 

Le troisième principe de Darwin est celui qui se fait le plus souvent maltraiter. Contrairement à ce que l’on lit souvent, il ne prétend pas du tout à la survie du seul mieux adapté. De moins adaptés survivent également et seuls les inadaptés disparaissent. Dans une litée de chiots, plusieurs petits survivront généralement et non pas le seul “plus fort”. Dans toute situation existe un plafond théorique en-dessous duquel l’animal concerné est inadapté ce qui rend la survie impossible. Ce plafond n’est pas constant mais peut changer d’un moment et d’un endroit à l’autre. Dès que l’animal se trouve au-dessus de cette limite, sa survie sera tout juste possible. Ce plafond n’est pas seulement déterminé par les caractéristiques de ses congénères avec lesquels il entre en compétition, mais également par les facteurs environnementaux. Le hasard y joue souvent un grand rôle. Ainsi lorsque les petites tortues de mer, à peine écloses, se dépêchent pour traverser la plage et aller rejoindre la mer, elles se font attaquer par les oiseaux prédateurs qui en mangent une bonne partie. Si la vitesse de la course de chaque petit (son adaptation à l’environnement donc) joue un rôle important, c’est pourtant le hasard plus qu’autre chose qui définira lesquelles seront mangées et lesquelles survivront ce moment périlleux. Après leur disparition à la fin du secondaire, les dinosaures ne sont pas réapparus : l’évolution, guidée par le hasard, a pris une tout autre route. Si on pouvait remettre les horloges en arrière, il est certain que les trillions de minuscules modifications, toutes dues au hasard, seraient bien différentes et que donc les produits de l’évolution seraient totalement différents de ce qu’ils sont aujourd’hui.

 

Il est très important aussi de comprendre que les lois de l’évolution conditionnent non seulement les caractéristiques physiques des animaux mais également leurs comportements, et que ceci est tout aussi vrai pour l’homme.

 

Décrire ici les principes – même de base – de l’évolution des espèces serait long et inutile car des bibliothèques entières ont été écrites sur le sujet. Il est intéressant pourtant d’en rappeler quelques principes généraux afin de comprendre d’où nous venons et ce que nous sommes. Pour en savoir plus je peux recommander par exemple la lecture d’ “A l’écoute du vivant” du professeur de Duve, prix Nobel de médecine, professeur émérite à l’université catholique de Louvain et professeur à l’université Rockefeller de New York. Ce livre paru en 2002 fait le point sur les connaissances à ce moment. Il a le gros avantage d’être assez facile à lire pour les non-spécialistes.

 

Toute vie sur terre, depuis les organismes unicellulaires les plus simples jusqu’à l’homme, a une origine commune dont les formes les plus élémentaires sont apparues il y environ 3,5 milliards d’années. Nous ne sommes pas seulement proches cousins des singes : nous sommes parents des microbes, des insectes et des fleurs. Il faut noter ici que les dates en paléontologie diffèrent parfois largement d’après les sources consultées et continuent à évoluer au gré des nouvelles découvertes fossiles. Au niveau du présent ouvrage, ces écarts relatifs importent peu. Cette remarque vaut pour la totalité du présent essai. Le chiffre mentionné ici vient de “A L’écoute du vivant” du professeur de Duve déjà cité.

 

Tout être vivant est défini par un ensemble de chromosomes, le fameux ADN découvert en 1953 par Crick et Watson , qui le décrivent dans ses moindres détails. Ils sont transmis d’une génération à l’autre lors de la reproduction. Ce sont eux qui garantissent le premier principe de Darwin. Toute l’information nécessaire à la vie se trouve concentrée dans ces énormes molécules. La procréation se fait par réplication puis distribution de cette information biologique selon un processus très complexe. D’autres molécules tout aussi complexes et importantes, telles par exemple l’ARN, les mitochondries et plusieurs autres interviennent dans son déroulement biochimique mais leur description dépasse largement le cadre de cet essai.

 

Cette procréation se fait essentiellement de deux façons : asexuée et sexuée. Dans la première la reproduction se fait par simple duplication (l’animalcule fabrique seul une copie identique de lui-même) alors que dans la seconde elle se fait par le mélange des chromosomes de deux partenaires de sexe différent. Chez les êtres se reproduisant sexuellement, le pool des chromosomes commun à chaque espèce en garantit la stabilité, les différences entre individus résultant du mélange entre les chromosomes du mâle et de la femelle lors de l’acte de procréation.

 

Le deuxième principe, qui énonce que dans toute forme de vie des modifications s’introduisent inéluctablement, est la conséquence du hasard. Bien qu’étant d’une fiabilité extraordinaire, la machine biochimique n’est pas infaillible et des erreurs se produisent occasionnellement. Parmi celles-ci quelques-unes sont viables et ne disparaissent donc pas immédiatement. La compétition pour la survie définit quelles modifications se maintiendront, comme le veut le troisième principe. Contrairement à ce que l’on croit habituellement, le véritable moteur de l’évolution est donc le hasard et il n’y a pas nécessairement adaptation miraculeuse à la situation : tout dépend des accidents biochimiques tout à fait aléatoires.

 

L’évolution se fait en deux directions que l’on pourrait appeler horizontale et verticale. Les formes de vie se diversifient de plus en plus, ce qui constitue l’évolution horizontale. Les entomologistes ont recensé plusieurs millions d’espèces différentes d’insectes courants mais estiment que dans le monde il en existe au moins dix fois plus, tout aussi courants. Darwin déjà avait constaté que les oiseaux d’une même espèce mais vivant des deux côtés d’une montagne montraient des différences physiques. Outre cette diversification, des formes de vie de plus en plus élaborées apparaissent régulièrement, ce qui constitue l’évolution verticale. Ainsi les eucaryotes (unicellulaires à noyau) se sont développés à partir des procaryotes (unicellulaires sans noyau), les amphibiens à partir des poissons et l’homme à partir des mammifères. Rien ne prouve d’ailleurs que l’homme restera le sommet définitif de l’arbre en termes de complexité.

 

Des événements extérieurs perturbent régulièrement le cours de l’évolution, parfois de façon dramatique. Ainsi est-il maintenant généralement admis que l’extinction des dinosaures (et de plusieurs autres espèces) serait la conséquence de la chute d’un énorme astéroïde dans la péninsule du Yucatán au Mexique. Le nuage créé par cet impact aurait obscurci le ciel au point de modifier profondément toute chance de survie végétale et animale. Par ses abus technologiques et la pollution effrénée qui en résulte, l’homme est peut-être en train de jouer lui-même le rôle d’événement extérieur qui pourrait créer sa propre perte.

 

Comme déjà mentionné, l’évolution Darwinienne est également à l’origine des caractéristiques comportementales des espèces animales. Deux pulsions de base, indispensables à la survie de toute espèce, sont déterminantes et résument toutes les autres : le combat pour la survie et le besoin de procréer. Tous les comportements instinctifs peuvent être rattachés à un de ces deux instincts de base que l’on retrouve également chez l’homme.

 

Plus un animal est complexe, plus une évolution visible sera lente car elle est le résultat d’un nombre énorme de micro-modifications qui de plus doivent se répandre à travers les hasards de la reproduction sexuée. De fait une évolution importante qui se fait en moins d’un million d’années est généralement considérée comme exceptionnellement rapide.

 

L’homme, quant à lui, a connu une évolution très rapide si on la compare à celle des autres espèces sexuées. Il faut dire qu’il a dû faire face en un laps de temps extrêmement bref (à l’échelle géologique) à un changement de situation dramatique. Il est apparu en Afrique il y a environ deux millions d’années, succédant à environ trois millions d’années d’êtres du genre “australopithèque”. Le paléoanthropologue français Yves Coppens, qui faisait partie de l’équipe qui a découvert Lucy, le premier squelette australopithèque complet à 50% jamais trouvé, a émis une théorie expliquant cette apparition. A l’origine, l’Afrique centrale aurait été assez uniformément couverte de forêt vierge, habitat idéal pour l’ancêtre commun des hommes et des singes actuels. La dérive des continents fait se rapprocher les continents africain et européen. Ce rapprochement soulève la partie orientale du continent africain créant ainsi la vallée du Rift et les savanes desséchées de l’Est. L’Ouest, resté humide et couvert de forêt tropicale, a permis aux ancêtres des primates d’évoluer pour devenir les singes que nous connaissons aujourd’hui. Les singes de l’Est par contre ont vu les arbres disparaître sous eux et ont dû s’adapter aux nouvelles conditions de vie en savane. Ils ont entre autres développé la marche bipède, une des clefs de l’évolution de l’espèce humaine. Ancien arboricole, il est lent au sol et a des griffes peu développées. Est-ce pour voir venir le danger de plus loin qu’il s’est redressé ? Cela est difficile à dire, mais cette nouvelle position modifiera la musculature de son cou, ce qui permettra son développement crânien. Cela lui libérera aussi les mains ce qui lui permettra d’utiliser des outils, deux avantages essentiels dans son développement.

 

Cet hominien primitif doit faire face à des problèmes énormes. Omnivore, il vit de charognes, de petite chasse et de cueillette. Lent et démuni de griffes il est mal armé pour la chasse et démuni contre les grands prédateurs. Ne produisant qu’un bébé par an et par femelle, il ne peut pas se permettre une mortalité trop élevée. Une évolution essentielle le sauve: le développement extraordinaire de son intelligence. En quelques millions d’années son cortex cérébral, cette mince couche de matière grise siège de la pensée consciente, explose. Cette intelligence ne devait pas apparaître nécessairement car comme dit ci-dessus, toute évolution est la somme d’un grand nombre de modifications accidentelles, filtrées par la sélection. Sans ces modifications dues au hasard il aurait pu tout aussi bien disparaître, comme cela s’est passé avec tant d’autres espèces maintenant éteintes.

 

Même avec son intelligence, physiquement dépourvu comme il l’est, l’homme ne peut survivre en solitaire. Comme ses ancêtres directs et comme se cousins proches les primates, il continue à s’organiser en groupe et devient un chasseur-cueilleur grégaire. Il le reste pendant cinq millions d’années. Il commencera à se sédentariser il y a 12.000 ans à peine dans le cas le plus ancien connu ; beaucoup plus récemment encore pour la majorité des humains et certains groupes n’ont toujours pas fait le pas.

 

Les deux pulsions de base citées plus haut – le combat pour la survie et le besoin de procréer – sont à l’origine de comportements automatiques tant individuels que sociaux chez l’animal comme chez l’homme. Dans le cadre du présent livre, nous analyserons plus particulièrement les instincts de l’homme qui définissent leur comportement par rapport aux autres groupes. Nous les appellerons des instincts intertribaux. Citons-en quelques-uns.

 

La plupart des animaux délimitent et défendent leur territoire, qu’ils soient chasseurs ou non, chassant en groupe comme les loups ou en solitaire comme les rapaces. L’approvisionnement en nourriture doit être garanti ce qui exclut le partage avec des étrangers. Même les rouges-gorges que nous trouvons si attendrissants se battent jusqu’à la mort pour défendre leur domaine. L’homme ne fait pas exception : toute tribu étrangère est un concurrent pour la survie, elle est donc ennemie. L’homme aussi défend son territoire avec agressivité et les dessins rupestres ne dépeignent pas seulement des scènes de chasse mais également de combat. La disparition des chairs, le mauvais état de conservation des ossements, leur rareté et le fait qu’on n’en retrouve le plus souvent que des fragments empêchent souvent de déterminer la cause du décès des individus préhistoriques les plus anciens que les anthropologues ont découverts. Dès le paléolithique récent toutefois, on trouve des squelettes qui ont le crâne défoncé et des pointes de flèches fichées dans les os. Des charniers ont été identifiés, situés selon toute probabilité à des endroits de bataille par exemple sur une éminence appelée “Djebel Sahaba” au Soudan. Alors que la représentation humaine est excessivement rare dans l’art pariétal, plusieurs parmi celles que l’on a retrouvées, entre autres dans le Lot, montrent des scènes de mise à mort (Voir entre autres Le sentier de la guerre, visages de la violence préhistorique de Jean Guilaine et Jean Zammit, paru chez Seuil.). Plusieurs scènes de guerre dans les grottes du Levant espagnol dépeignent des combats entre archers. La fameuse “battle cave” ou “grotte de la bataille” dans le Drakensberg en Afrique du Sud montre un combat entre deux tribus San, les habitants originaux de la région mieux connus sous le nom de Bushmen. La guerre n’est pas un phénomène nouveau, ni chez l’homme ni chez les autres animaux ! Encore aujourd’hui, dans les tribus primitives le guerrier le plus courageux est considéré être un héros.

 

Deuxième exigence: lorsqu’on chasse en groupe, il faut un seul chef. Si plusieurs chasseurs donnent des ordres simultanément, la chasse est désorganisée et le gibier s’échappe. Pendant ce moment essentiel à la survie de la tribu, il est indispensable qu’elle soit organisée de façon claire et autoritaire. La même règle joue pour la défense contre des agressions extérieures. Toute attaque de la part de prédateurs ou de tribus voisines est imprévisible. Des ordres précis et rapides, auxquels toute la tribu obéit, sont cruciaux pour la survie. Pendant ces moments de crise, l’autorité du chef est indiscutée, même si en dehors de ces périodes elle s’exprime moins. Cela dit, il est probable que tout chef des chasseurs-cueilleurs possède une autorité naturelle et qu’il est également consulté en dehors des périodes de crise.

 

J’ai eu une expérience personnelle fort intéressante dans ce domaine durant une visite au Groenland. Les Esquimaux d’Ammassalik y vivent encore principalement de la chasse malgré l’influence de notre civilisation et ont gardé beaucoup de comportements d’avant leur découverte par le Danemark il y a à peine plus d’un siècle. L’accès à Ammassalik par la mer est extrêmement difficile, raison de la découverte tardive de ce coin du Groenland par Gustav Holm en 1884. Les Danois y ont instauré des autorités officielles mais, de façon informelle, l’un des chasseurs est toujours le “chef”. Je l’ai rencontré et ai eu de longues conversations avec lui. Il parle un anglais impeccable et est un personnage dont émane une réelle autorité. Il est posé et intelligent et aurait certainement été quelqu’un d’écouté dans n’importe quelle autre société. Son autorité est basée sur ses capacités réelles. Il est le chef incontesté pendant la chasse mais les membres de sa tribu vont également le consulter pour d’autres problèmes et les autorités officielles danoises tiennent compte de ses avis.

 

Et enfin, troisième élément, plus le terrain de chasse est grand, plus la tribu a de nourriture à sa disposition et mieux sa survie est assurée. Dans les limites de l’accessibilité physique, elle est donc toujours tentée d’agrandir son territoire, de le diversifier ou de le déplacer vers une zone plus giboyeuse ou plus fertile, ce qui ne peut se faire qu’aux dépens de la tribu voisine. Elle a donc une nouvelle raison de la traiter en ennemie: il faut pouvoir attaquer son voisin sans complexes pour lui voler son domaine. Au fil du temps l’augmentation du nombre d’êtres sur la terre rendra ce problème de plus en plus crucial. La pression des tribus les unes sur les autres a certainement joué un rôle important dans la dispersion de la race des hommes sur la terre. La curiosité innée, qui nous pousse à toujours aller voir plus loin, et les changements climatiques ne suffisent pas à expliquer à eux seuls pourquoi les futurs Indiens d’Amérique ont traversé le détroit de Behring en pleine période glaciaire et pourquoi les futurs Polynésiens, Micronésiens et Mélanésiens se sont embarqués avec femmes et enfants sur de frêles esquifs pour se lancer dans le vide de l’océan.

 

Toute tribu a donc d’excellentes raisons de considérer que toutes les autres sont ennemies. Claude Lévi-Strauss a remarqué dans son livre Race et Histoire : “Un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles-mêmes d’un nom qui signifie “les hommes”, impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaine”.

 

L’homme blanc lui aussi s’est souvent considéré comme supérieur aux autres races. Ainsi lors de la conquête coloniale de l’Afrique au cours du 19ième siècle, les Européens appelaient les habitants originaux des “sauvages”, donc des êtres inférieurs. Les Espagnols, Portugais, Anglais et plus tard Américains du Nord considéraient les indiens comme de la vermine que l’on pouvait donc exterminer à l’aise. Rappelez-vous le “le seul bon Indien est un Indien mort” et les primes attribuées pour tout scalp indien rapporté par un blanc en Amérique du Nord.

 

Ces comportements typiques des tribus de chasseurs-cueilleurs ont encore pu être observés au courant des 18ième,19ième et 20ième siècles chez diverses tribus telles les Pygmées, les Bochimans, les Aborigènes, les Esquimaux et autres avant qu’elles n’aient été en contact trop prolongé avec notre civilisation. Les principes énoncés plus haut ne sont donc pas seulement des constructions théoriques, ils ont pu être vérifiés sur le terrain. L’anthropologue Jacques Maquet a publié en 1962 Afrique, les civilisations noires. Même si depuis lors certaines théories avancées dans ce livre ont connu des évolutions importantes, il foisonne de récits de voyages datant de la fin du 19ième et du début du 20ième siècle et de descriptions de comportements que l’auteur a lui-même pu observer dans les années 1940-1950.


Comme déjà signalé, toute évolution se fait de façon lente. D’après nos connaissances actuelles, notre génome est inchangé depuis au moins 50.000 ans, c’est-à-dire que les modifications qu’il a subies depuis lors (et il en a subi sans le moindre doute) ne sont pas encore décelables. Nous sommes donc encore tels que nous l’étions il y a à peine disons 30.000 ans, en plein paléolithique. Tant pour notre physique que pour nos instincts, nous sommes toujours des chasseurs-cueilleurs tribaux.

3. LA NAISSANCE DU MONDE OCCIDENTAL

 

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                                                                                                                   ”Le régime populaire porte le plus beau nom qui soit : égalité”

 

                                                                                                                                  Hérodote.

 

 

 

 

 

 

La caractéristique physique qui différencie le plus l’homme des autres animaux est le volume de son cerveau et plus particulièrement la surface de son cortex cérébral, siège de la pensée consciente. Tout animal possédant un cerveau possède également un cortex. Plus on descend dans l’arbre de l’évolution, plus cerveau et cortex sont petits.

 

Le cerveau est avant tout le siège de l’intelligence. Le Petit Larousse la définit comme la faculté de connaître, de comprendre. Il ajoute: “l’intelligence distingue nettement l’homme des animaux”. Cette définition n’est pas tout à fait exacte car l’homme n’utilise pas toujours son intelligence pour “connaître et comprendre”. De plus, tous les vertébrés possèdent cerveau et cortex, donc aussi une forme d’intelligence. La différence entre l’homme et les autres animaux n’est donc que quantitative et tout propriétaire d’animaux domestiques peut constater que nous ne sommes pas les seuls à posséder un brin d’intelligence. Mais les conséquences de l’évolution du cerveau humain sont spectaculaires : seul l’homme semble être capable d’analyser et de comprendre, de planifier, de préparer l’avenir, d’organiser sa vie et de savoir qu’un jour il va mourir.

 

Cette intelligence a permis à l’homme primitif de s’organiser pour la chasse et la cueillette et d’inventer des outils. Initialement il utilise des galets et des bouts de bois tels quels, ensuite il les façonne en développant des techniques de plus en plus sophistiquées. Ces outils servent en premier lieu à compenser ses faiblesses physiques. Il utilisera, pour tuer, des bois pointus, des galets ou des grosses branches. Il les perfectionnera en durcissant les pointes au feu, ou en taillant la pierre. Puis il fabriquera des ustensiles pour se faciliter la vie: grattoirs pour nettoyer les peaux, aiguilles en os pour coudre des vêtements. Evidemment l’homme n’est pas le seul à utiliser des outils : des animaux évolués utilisent eux aussi des objets simples pour obtenir de la nourriture. Ainsi certains primates sortent des fourmis de la fourmilière à l’aide de brindilles et certains rats sont capables de déplacer de petits objets sur lesquels ils grimpent afin de pouvoir atteindre de la nourriture trop haut placée. Mais seul l’homme façonne ses outils.

 

L’outil le plus efficace que l’homme inventera durant cette période sera le langage. Si certains animaux peuvent communiquer entre eux avec un nombre parfois étonnamment élevé de sons différents (citons les primates, les éléphants et les dauphins parmi tant d’autres), l’homme a réussi à créer un système hautement élaboré avec lequel il est capable de transmettre des concepts et donc d’échanger des expériences même très compliquées. La parole est un multiplicateur fabuleux qui permet à chaque membre de la tribu d’utiliser l’expérience de tous les autres et de la transmettre aux générations suivantes.

 

Nous ne nous arrêterons pas au langage pour communiquer. Beaucoup plus près de nous dans le temps, l’invention des moyens de communication va démultiplier de façon incroyable la dissémination de la parole et donc de la connaissance. Environ en 3.300 avant notre ère, les Sumériens créent l’écriture (il semblerait en effet que les Sumériens aient devancé les Egyptiens dans ce domaine.) Il ne faudra attendre que 4.000 ans pour voir apparaître l’imprimerie. Viendront ensuite le télégraphe, le téléphone, la radio, la télévision et finalement l’Internet: aujourd’hui toute la connaissance se trouve au bout d’une souris.

 

Chaque nouvelle invention, chaque amélioration rend la vie de nos ancêtres un peu plus facile, ce qui automatiquement leur donne du temps, donc également du temps pour penser. L’homme se prend au jeu du progrès et le rythme des inventions et améliorations s’accélère continuellement. Le paléolithique a duré environ 2 millions d’années. Comparons avec les durées du mésolithique (7.000 ans), et du néolithique de la sédentarisation (5.000 ans) en Europe, et nous constatons que les périodes se rétrécissent de façon significative. De plus, les progrès réalisés pendant le court néolithique sont techniquement beaucoup plus spectaculaires que ceux réalisés pendant tout le paléolithique. Cette accélération a continué après la fin du néolithique et à la vitesse à laquelle les inventions se succèdent aujourd’hui on peut se demander si le phénomène pourra continuer longtemps encore.

 

Le développement de son intelligence lui permettra également de dépasser le simple utilitaire, et l’homme découvre le plaisir que peut procurer la beauté. Vers 40.000 avant notre ère apparaissent les premiers outils décorés, les premiers dessins pariétaux et les premières statuettes. Certaines parmi ces toutes premières expressions artistiques atteignent de tels sommets de perfection qu’ils nous émeuvent toujours aujourd’hui.

 

Comme on peut s’y attendre, les avancées technologiques et même artistiques du paléolithique et du mésolithique influenceront de plus en plus l’organisation au sein de la tribu. Cette évolution finira par révolutionner notre façon de vivre. L’homme réalisera sa première grande transformation économique et sociale il y a environ 12.000 ans au Moyen-Orient: la sédentarisation. Les chasseurs dits Natoufiens comprennent que la chasse est très aléatoire et ont l’idée de parquer des chèvres et des moutons dans des enclos et de les nourrir. Ils découvrent les secrets de la reproduction car, contrairement à l’homme, ces animaux n’ont de rut qu’une fois l’an et ils observeront que toutes les naissances se font quasi simultanément après un délai fixe. Cette connaissance leur permettra d’organiser la gestion de leur cheptel. Ils sélectionnent également certaines herbes et les plantent près du village. Il est probable que les choses se sont passées lentement et graduellement mais cette révolution bouleverse la vie de nos ancêtres avec l’apparition d’abord de villages puis de la toute première ville permanente à peu près 2.000 ans plus tard: Jéricho. Indépendamment du Moyen-Orient, d’autres peuplades ont la même idée de sédentarisation, par exemple en Amérique latine précolombienne. Mais partout où ce nouveau mode de vie se développe, il semblera attrayant aux nomades et fera tache d’huile. Les archéologues appellent la période qui va de la sédentarisation à l’introduction des métaux le “néolithique”.

 

Etonnamment, les nouvelles communautés sédentarisées s’accommodent fort bien des trois instincts intertribaux développés durant le paléolithique décrits plus haut: hostilité envers les autres tribus, autorité du chef et agrandissement du territoire. Reprenons-les tous les trois.

 

Les nouveaux villages doivent défendre leurs champs et pâturages contre les intrusions. Les agressions seront de deux types. Les nomades environnants tentent de voler le contenu des greniers ou les troupeaux de bétail. Mais il y a également des agressions organisées par les villes voisines qui veulent agrandir leur territoire. Avant la sédentarisation il suffisait d’effrayer assez l’autre tribu pour qu’elle s’en aille chasser ailleurs et il y avait probablement peu de morts sur les champs de bataille. Après la sédentarisation, les nomades avides de richesses doivent conquérir les bourgades afin de pouvoir les mettre à sac et les villes voisines doivent obtenir une victoire totale si elles veulent annexer leur voisin. Pour les habitants des villes et villages, les quitter équivaut à tout perdre: tant attaque que défense deviennent bien plus acharnées et les guerres sont beaucoup plus meurtrières. La première partie de la Bible contient une remarquable description des razzias organisées contre ces villes anciennes. Elle décrit comment les Israélites nomades saccagent ville après ville, exterminent les populations, femmes et enfants compris, volent bétail et richesses, avant de finalement se sédentariser eux-mêmes. La Bible est à ma connaissance le seul document écrit de haute antiquité en notre possession racontant l’évolution depuis le nomadisme vers la sédentarisation, raison pour laquelle j’y fais souvent référence. Dans leur livre déjà cité, Jean Guilaine et Jean Zammit décrivent des traces laissées par des guerres du le néolithique, entre autres à Herxheim et Schletz-Asparn en Allemagne et à Fontbregoua en France . Toute tribu étrangère reste un agresseur potentiel et continuera donc à être considérée comme un ennemi.

 

L’agriculture primitive continue plus que jamais à avoir des aspects organisationnels communautaires. Il faut inventer des techniques comme l’irrigation ou la culture en terrasses. Il faut déboiser, niveler, répartir les terres, organiser le pâturage. Tout cela demande un pouvoir central fort qui peut imposer au groupe des solutions qui, individuellement, seraient difficiles à accepter. Le nouveau mode de vie est beaucoup plus complexe que celui des petits groupes de chasseurs-cueilleurs et la spécialisation devient essentielle. Une nouvelle spécialité prend une importance capitale: celle de soldat. Comme déjà mentionné, les richesses disponibles dans les villes et villages font naître des convoitises bien plus grandes que du temps de la chasse, et la défense devient une occupation permanente. Les tribus chasseresses avaient déjà développé l’instinct d’obéissance en situation de crise et elles s’accommodent donc facilement de l’autorité du nouveau pouvoir central. Mais l’état de danger est devenu permanent et le chef a maintenant autorité en permanence. Les guerriers, qu’on appellera bientôt la noblesse, et leur chef, qu’on appellera bientôt le roi, ne tardent pas à profiter de cette situation et à utiliser leur puissance pour exploiter toutes les autres classes de la société. Jacques Maquet constate à propos des greniers dans les villages primitifs de la savane africaine : “C’est dans les greniers que se conservent les précieux surplus … Certains greniers sont nettement plus gros et plus remplis que les autres; ce sont ceux du chef … Il concentre entre ses mains une grande partie, la totalité peut-être, du surplus produit par les autres villageois … Ces surplus lui permettent d’entretenir … surtout une suite de conseillers et d’agents d’exécution qui rendent son pouvoir effectif en le sanctionnant si nécessaire par la force”.

 

Enfin, plus on possède de terrains, plus on peut planter de denrées comestibles et plus on peut agrandir son cheptel: plus on est riche et mieux la survie de la tribu est garantie. Chez les anciens chasseurs-cueilleurs les rapines n’avaient qu’un intérêt fort limité, car le produit de la chasse du voisin était périssable et l’agrandissement du territoire de chasse était limité par l’accessibilité physique. Ces deux limitations disparaissent avec la sédentarisation. Tant le bétail que le contenu des greniers sont maintenant des biens permanents et peuvent être déplacés sur de grandes distances. La nouvelle caste constituée par le roi et ses soldats est disponible pour partir en conquête et soumettre les tribus voisines. Ces tribus voisines sont ennemies et, comme l’a décrit Lévi-Strauss, ses membres ne possèdent même pas la qualité d’homme, on peut donc en faire ce que l’on veut. Après chaque victoire, les vainqueurs utilisent les vaincus pour les exploiter: l’esclavage joue lui aussi un rôle crucial dans l’évolution de la société humaine en libérant les élites des cités victorieuses de tout travail pénible. N’oublions pas que les superbes réalisations humaines que nous admirons tant – les pyramides, le siècle de Périclès, Rome et autres – n’ont été possibles que grâce à l’exploitation de l’esclavage, imposé avec une cruauté sans limites.

 

Durant cette première période de sédentarisation, l’homme ne doit pas adapter ses instincts de chasseur-cueilleur à son nouvel environnement. Pourtant la structure sociale change du tout au tout. La société plutôt égalitaire des chasseurs-cueilleurs est remplacée par l’exploitation de la majorité par une minorité composée du roi et de ses soldats, d’où peut-être chez les exploités le souvenir forcément embelli du paradis perdu que nous retrouvons dans tant de légendes et de religions. Jacques Maquet cite un vieillard pygmée (tribu Mbuti de l’Ituri) qui lui signale fièrement que “… si les agriculteurs voisins ont des rois, les Mbuti n’en ont pas”.

 

Une exception à cette continuité pourtant : la dimension des tribus sans cesse en augmentation perturbe nos ancêtres. Chez les chasseurs-cueilleurs, la vie sociale est simple : les tribus sont petites – quelques dizaines de familles – tous y passent la totalité de leur vie et tout le monde se connaît. Le comportement correct de chacun est garanti par la pression sociale; le bannissement – d’ailleurs rare – revient à une condamnation à mort. Pas de police, pas de tribunaux, pas de prison. Après la sédentarisation, les tribus deviennent de plus en plus grandes. Leurs membres ne se connaissant plus tous, la pression sociale devient inopérante et la paix interne est de moins en moins garantie. Le roi doit intervenir personnellement pour régler les litiges entre membres de la tribu, ce qui renforce encore son autorité. Il en profite pour asseoir fermement son droit d’exploitation des classes inférieures. Au plus loin que l’on puisse retourner en arrière dans l’histoire, rendre justice est une prérogative exclusive du roi, qui juge selon son bon vouloir sans devoir rendre de comptes à qui que ce soit. Ainsi le roi Salomon - qui jouit étonnamment d’une réputation de grande sagesse – aurait très bien pu faire couper l’enfant litigieux en deux. Pour rappel: la Bible raconte comment deux femmes prostituées se disputent un enfant, clamant toutes deux qu’il est le leur. Salomon, dans son infinie sagesse, ordonne qu’on coupe l’enfant en deux et donne une moitié à chacune. La fausse mère est satisfaite de cet arrangement, mais la vraie mère s’écrie qu’elle préfère qu’on donne son enfant vivant à l’autre plutôt que de le voir mourir. Notons qu’elle est donc convaincue que le roi est capable de mettre sa solution barbare en application (la justice des rois en ces temps était plutôt expéditive!) Grâce à cette réaction, le sage Salomon reconnaît qu’elle est la vraie mère et lui rend l’enfant. Il faut se représenter la mentalité en ces temps reculés pour qu’un tel incident – qu’il soit historique ou non – soit mis par écrit comme un modèle de sagesse.

 

Les monarques établiront petit à petit une jurisprudence personnelle, surtout si leur règne dure longtemps. Les empires grandissant, le roi délègue son pouvoir de rendre justice à des autorités locales, tout en se réservant le droit de décision finale. Des prisons et lieux d’exécutions sont construits, des forces dites de l’ordre se créent. La pression sociale de la petite communauté est remplacée par l’absolutisme du roi et de sa noblesse. Il suffit aux rois de France de signer une “lettre de cachet” pour embastiller n’importe qui jusqu’à sa mort, sans jugement ou possibilité d’appel. Chaque baron a sa salle de torture et ses oubliettes personnelles qu’il utilise comme bon lui semble. Dans le château du chef de clan des MacLeod dans l’île de Skye en Ecosse, la trappe donnant accès aux oubliettes, dans lesquelles on précipitait tout opposant, se trouvait dans la salle des banquets, juste en dessous de la grande table. Le bruit des repas ajoutait un charmant raffinement à l’horreur de cette mise à mort lente, et les cris des suppliciés amusaient certainement beaucoup les convives. En plein siècle des lumières, les Autrichiens sous l’impératrice “éclairée” Marie-Thérèse développent un code de la torture glaçant de précision et de raffinement dans la cruauté, la "Constitutio Criminalis Teresiana" publiée en 1769.

 

A terme cet accroissement des tribus aura une deuxième conséquence : de plus en plus d’individus ne reconnaissent plus l’immense tribu à laquelle ils appartiennent désormais. Ils la rejettent instinctivement et se mettent à en chercher une nouvelle, généralement plus petite et donc plus reconnaissable. Nous assistons à la naissance de sous-nationalismes un peu partout dans le monde. Les tensions ainsi créées iront jusqu’à provoquer des guerres civiles, impensables du temps des chasseurs-cueilleurs. C’est comme si l’individu recherchait une entité de taille telle que ses instincts puissent s’y épanouir.

 

La nouvelle classe supérieure – le roi, ses guerriers et sa cour – est respectée instinctivement par toute la tribu. Grâce à l’exploitation des autres classes de la société et à l’esclavage, elle a largement de quoi satisfaire ses besoins. Elle n’est plus pressée au même degré par la nécessité de survivre. Ses membres doivent toujours veiller à la défense de la cité et, occasionnellement, se lancer dans l’une ou l’autre conquête territoriale, pourtant ces occupations ne remplissent plus leurs journées. Leur temps libre explose. Ils ont maintenant la possibilité de faire du sport et de chasser par désœuvrement ou d’organiser des razzias dans les environs pour en ramener richesses et esclaves, comme cela est merveilleusement décrit dans l’Iliade. Rappelons que l’Iliade commence par l’histoire de la dispute entre Agamemnon, chef des Grecs, et Achille, son meilleur guerrier. La guerre de Troie dure déjà depuis dix ans. Il semble tout à fait normal à Homère que les Grecs aient fait quelques razzias dans les environs, non seulement pour en ramener butin et victuailles, mais également quelques jolies filles pour agrémenter leurs nuits chaudes. Agamemnon possède la belle Chriseis alors qu’Achille dispose de la mignonne Briseis. Hélas pour les Grecs, le père de Chriseis est prêtre d’Apollon. A sa demande, le dieu Apollon envoie la peste dans le camp grec, peste qui ne sera arrêtée qu’à la libération de Chriseis. Sur l’insistance d’Achille, Agamemnon rend effectivement Chriseis à son père mais se venge en usant de son autorité de chef pour récupérer Briseis dans la tente d’Achille. Cette dispute entre les deux “héros” concernant les deux jeunes filles dégénère en une haine féroce. Cette haine et ses conséquences sont le sujet du poème. Aucun mot ne concerne le sort misérable des esclaves abusées et on n’y trouve aucune condamnation des rapines et mises à sac. L’Iliade est un chef d’œuvre littéraire glorifiant le vol, le viol, le vandalisme et les destructions inutiles.

 

Mais ces classes supérieures ont aussi largement le temps de se cultiver l’esprit. Certains membres de l’élite commencent à s’intéresser à l’art, à la philosophie et à la science. C’est l’époque de la naissance des miracles mésopotamien, égyptien, puis grec. Ils n’ont été possibles, ne l’oublions pas, que grâce à l’esclavage, maintenu avec des raffinements de cruauté inimaginables. Nous assistons en Mésopotamie aux premiers essais de recherche scientifique comme décrit par Botero dans son livre "Mésopotamie, l’écriture, la raison et les dieux". En Ionie d’abord, puis en Sicile et à Athènes apparaissent les premières théories philosophiques, souvent erronées et parfois malfaisantes, comme chez Platon, d’autres fois superbes comme chez Démocrite ou Epicure. Je m’explique pour Platon, philosophe pour lequel je n’ai pas le moindre respect. Pour Platon, les philosophes sont les hommes les plus intelligents de toute société. Il en conclut qu’ils devraient être les dictateurs “éclairés” de la Cité. (Il n’est pas le seul à commettre cette erreur. D’autres grands penseurs, Voltaire entre autres, sont aussi peu démocratiques que lui.) Pour appliquer cette dictature Platon invente dans ses Lois des outils d’oppression tels la délation, les camps de concentration, le lavage de cerveau et la mise à mort pour ceux qui osent avoir une opinion personnelle indépendante. Il justifie donc les pires excès dictatoriaux. De plus son raisonnement est faux. A la limite on pourrait admettre que les philosophes sont plus intelligents que les autres hommes (et encore…) L’application des méthodes brutales qu’il préconise demanderait pour le moins que le décideur soit infaillible. Platon aurait donc dû démontrer que les philosophes ont toujours et systématiquement raison – en d’autres termes qu’ils sont parfaits – et que toute contestation est donc malfaisante. Il ne le fait pas et passe imperceptiblement de la notion de “les plus aptes” à celle, implicite, de “infaillibles”.

 

Les religions primitives commencent également à s’enrichir de philosophie et d’humanité. Ainsi Yahvé arrête le bras meurtrier d’Abraham prêt à lui sacrifier son fils, lui faisant comprendre que des brebis suffiront dorénavant. Cette leçon d’humanité mettra bien longtemps à se faire accepter par les Israélites. Ainsi la Bible décrit comment quelques siècles plus tard “l’esprit de l’Eternel fut sur Jephté” qui sacrifia sa propre fille “en holocauste” après une victoire militaire sur les Ammonites (Juges chapitre 9). Evidemment il ne s’agit “que” d’une fille, aspect sur lequel nous reviendrons au chapitre 10.

 

Le monde de la pensée évoluera souvent lentement, comme pendant le moyen-âge et parfois par bonds comme en Grèce classique ou pendant la Renaissance. Il y a des périodes de recul, comme après la chute de l’empire romain ou celle de la civilisation mycénienne, mais dans le plus long terme il évolue inexorablement.

 

Cette pensée pure, cette soif de savoir, non plus pour organiser sa survie mais par plaisir de connaître, se développera de plus en plus et finira par nous apporter ce que nous appelons maintenant l’Humanisme. Cet Humanisme, qui initialement était l’apanage de quelques intellectuels, amènera à terme le changement le plus spectaculaire de l’évolution de la race humaine sous forme d’une deuxième révolution socio-économique.

 

Comme le décrit Eric Hobsbawm dans The Age of Revolution, les décennies de la fin du 18ième et du début du 19ième siècle ont vu naître deux grandes révolutions simultanées: la révolution industrielle anglaise et la révolution française philosophique et éthique. Dans la nature rien ne se fait brutalement et ces révolutions auraient été impossibles sans les tout premiers développements intellectuels en Mésopotamie et en Egypte ; sans la pensée grecque ; sans les moines qui ont conservé et recopié les textes anciens ; ou sans la Renaissance et le siècle des Lumières, par exemple. Elles sont en gestation lente depuis déjà quelques millénaires et elles sont toujours loin d’être terminées aujourd’hui. Mais les quelques décennies autour de l’année 1800 sont tellement spectaculaires et les idées à la base de ces deux révolutions connaissent à ce moment une telle accélération que cette date peut aisément être utilisée comme moment charnière dans l’évolution des mentalités. Avant 1800 les idées nouvelles sont l’apanage de quelques grands penseurs mais elles ne modifient pas la structure de la société. Au cours de ces deux révolutions, les théories en genèse deviennent un fait de société, du moins en Occident. Après 4.000 ans de gestation lente, toute la mentalité et la structure de notre société occidentale basculent en moins de 50 ans. Dans l’évolution du monde, rien n’arrive sans de longues périodes de préparation. Mais il y a également des moments d’accélération que les historiens utilisent comme dates clés: c’est ce que nous ferons avec l’année 1800 ou, pour citer le titre du livre de Hobsbawm, l’ère des révolutions. Cela n’implique la négation ni de ce qui précède, ni de ce que l’avenir nous réserve. Dans le reste de ce livre nous appellerons cet ensemble constitué par les deux révolutions française et anglaise la Révolution Humaniste.

 

La révolution française nous a principalement apporté la démocratie et la révolution anglaise, la libre entreprise. Certains diront que la révolution industrielle anglaise a plutôt instauré le capitalisme et cela aussi est vrai. Avant le 18ième siècle, les moyens financiers étaient concentrés dans les mains de quelques-uns – principalement la noblesse mais également quelques bourgeois qui généralement se voient anoblir rapidement – et la révolution économique n’a pas touché à ce principe. Mais le capitalisme est impensable sans la libre entreprise dont il n’est qu’une des formes possibles et à laquelle il n’est probablement pas vraiment indispensable (voir l’appendice 1 pour plus de détails à ce sujet.) De son côté, la révolution française a également des aspects économiques importants et il serait déraisonnable d’ignorer les aspects éthiques de la révolution anglaise. Mais fondamentalement la révolution française est éthique, alors que l’anglaise est économique. Nous qui vivons dans le monde occidental d’aujourd’hui ne nous rendons plus compte à quel point ces deux notions de libre entreprise et de démocratie étaient inconcevables avant la Révolution Humaniste, sauf dans les écrits de quelques grands penseurs. Jusqu’à la fin de l’ancien régime tout individu a sa place dans la société, place d’ailleurs prédéterminée lors de la naissance par Dieu et donc immuable. Il y a les “grands” et il y a les “petits” et cet état des choses est un fait de société accepté par tous. Dans cette affreuse fable qu’est “La grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf”, La Fontaine met les petits en garde contre l’ambition et leur conseille de se contenter bien prudemment de la place qu’ils occupent par la volonté de Dieu:

 

"Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages;

 

Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs;

 

Tout petit prince a des ambassadeurs;

 

Tout marquis veut avoir des pages."

 

Et ceux qui ignorent ce conseil exploseront comme la grenouille.

 

Avant cette révolution humaniste, la paysannerie représente de loin la plus grosse partie de la population. Le paysan est attaché à son sol, en état de quasi-servitude. Il est la richesse des châtelains et est condamné à se taire et à se pencher sur la terre au profit de ses maîtres qui lui volent le produit de son travail. La production du sol n’évolue que très lentement. Pas question alors d’une croissance optimale de 3% l’an comme c’est le cas aujourd’hui. L’éducation est réservée aux seuls grands et même en Ecosse, où depuis le 16ième siècle l’instruction est prodiguée à tous, le but en est la lecture de la Bible et certainement pas le développement intellectuel individuel. Dans les faits, les résultats dépasseront les intentions du réformateur John Knox (1514-1572), le fondateur de l’Eglise presbytérienne en Ecosse, qui a mis ce système d’éducation en place. L’Ecosse deviendra, grâce à cette éducation pour tous, un des lieux les plus scolarisés au monde et sera le moteur principal de la révolution industrielle.

 

Dans un premier temps, la libre entreprise – ou plutôt le capitalisme – apportera les abus de l’industrialisation du 19ième siècle. Mais malgré cet enfantement pénible, le droit pour tout homme de choisir son sort, de ne plus être un serf mais de pouvoir entreprendre librement et de ne plus devoir céder tout le fruit de son travail au “roi”, est une révolution spectaculaire. Avant 1800, il était impensable de demander à un enfant, comme nous le faisons tellement souvent aujourd’hui, “et toi mon petit, qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ?” car il n’avait pas le choix.

 

Cette révolution a non seulement changé profondément toutes les structures économiques et politiques occidentales, mais elle modifie également nos opinions et nos façons de penser. Tant la démocratie que la libre entreprise ont besoin d’individualistes, de gens pourvus de connaissances pratiques et intellectuelles. Ce n’est pas pour rien que la révolution française a instauré l’éducation pour tous car elle est indispensable à la survie de la démocratie. Pour la démocratie, l’individu a non seulement le droit, mais le devoir de choisir. On n’est capable de choisir que si l’on connaît, si l’on a des opinions personnelles. Elle a donc besoin d’individualistes intelligents et éduqués. Cette éducation, apparue pour des raisons différentes en Grande-Bretagne, a tout autant profité à la libre entreprise, qui elle aussi a besoin d’individus entreprenants et intelligents. Même au 19ième siècle, lorsque la nouvelle industrie lourde a besoin d’un grand nombre d’ouvriers esclaves, l’occasion est donnée aux plus intelligents de percer. Très tôt, des industriels créent des écoles car ils sont conscients que les ouvriers éduqués produisent mieux que les autres. La plupart des premiers grands patrons ne sont pas des fils de la noblesse, mais sont issus des classes inférieures.

 

La libre entreprise et la démocratie sont indissolublement liées l’une à l’autre, même si parfois elles se contredisent et se heurtent. Mais il est un fait que la libre entreprise a besoin de citoyens libres, éduqués, indépendants et entreprenants. En d’autres mots, elle a besoin de démocratie. De son côté la démocratie a besoin de citoyens éduqués qui ont le temps de réfléchir. Pour être démocratique, la société doit être riche et cette richesse est amenée par l’économie de marché et la libre entreprise. D’ailleurs, n’est-il pas remarquable que ces deux révolutions aient eu lieu simultanément et aient été nourries par les mêmes courants philosophiques? Il me semble que les tentatives partielles qui tentent de développer soit la seule démocratie soit la seule libre entreprise sont vouées à l’échec. Ainsi la Chine a tort de vouloir créer une libre entreprise sans démocratie; l’Occident ne parviendra que difficilement à instaurer une démocratie bien comprise dans les pays du tiers-monde sans le développement économique de la libre entreprise; et les tentatives de certains pays du Moyen-Orient d’établir une libre entreprise tout en maintenant la dictature de l’Islam me semblent avoir peu de chances de réussir.

 

Churchill a dit que la démocratie est, parmi tous les systèmes de gouvernement, le moins mauvais. On peut dire la même chose de la libre entreprise: elle est le moins mauvais des systèmes économiques. La raison en est fort simple et comparable dans les deux cas. Aucun être humain n’est parfait, aucun être humain ne porte en lui la totalité des connaissances, n’en déplaise à Platon. Comment un individu pourrait-il gérer tout seul des systèmes aussi vastes que ceux du monde moderne? La situation était totalement différente du temps des tribus de chasseurs-cueilleurs. Les problèmes à résoudre étaient relativement simples et tant la rapidité de la prise de décision que son acceptation immédiate par tous étaient cruciales. Bien que la sédentarisation ait bouleversé l’organisation de la tribu, le monde agraire était resté suffisamment simple pour s’accommoder d’un pouvoir central prenant toutes les décisions tant économiques que politiques. Ces décisions prises par la noblesse n’étaient certainement pas les meilleures possibles, loin s’en faut, et il suffit de lire l’histoire pour s’en convaincre. Elles n’étaient la plupart du temps tout simplement pas suffisamment mauvaises, et les décisions prises par les voisins n’étaient pas meilleures. Dans le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui, plus personne n’est capable de tout savoir et de tout décider. Les décisions prises après confrontation des points de vue sont donc nécessairement meilleures que celles prises par un seul individu en solitaire: c’est là que réside la force de l’Occident démocratique.

 

L’histoire récente montre l’efficacité de la combinaison démocratie/libre entreprise. Depuis la révolution humaniste, toutes les dictatures, qu’elles aient été d’extrême droite ou communistes, africaines ou indonésiennes, royales ou républicaines, ont pris et continuent de prendre du retard vis-à-vis des démocraties occidentales. Après la deuxième guerre mondiale, nous craignions que le système économique de l’URSS dictatoriale ne dépasse l’Occident. Après la chute du mur de Berlin, nous avons découvert avec étonnement le délabrement de toute l’industrie soviétique. Pourtant au temps de la deuxième guerre mondiale et de la guerre froide qui lui succéda, nous pensions la Russie en pleine expansion. Nous pouvions voir les pays du tiers monde tomber l’un après l’autre dans l’escarcelle communiste malgré l’horreur humaine du régime avec son KGB et ses goulags. Je me souviens m’être demandé avec angoisse ce qui se passerait lorsque l’Occident serait devenu un îlot démocratique encerclé de dictatures. Il suffit de relire certains articles datant de cette époque pour redécouvrir avec un peu d’étonnement que beaucoup d’auteurs étaient convaincus que l’économie planifiée serait imbattable et dépasserait inexorablement la libre entreprise. Ils prédisaient qu’un système dans lequel les forces intellectuelles sont concentrées dans le domaine de la planification est nécessairement plus efficace que l’irrationnel et la désorganisation du système occidental d’économie de marché avec toutes les duplications, faillites et autres pertes qu’il entraîne ; et cette prédiction ne semblait-elle pas logique ? Le système communiste s’est pourtant effondré, incapable de soutenir la compétition économique avec la démocratie et la libre entreprise.

 

Dans un autre registre, durant la deuxième guerre mondiale Hitler a souvent ignoré les avis de ses généraux, préférant décider tout seul. Sans ses bêtises – bêtises qu’il aurait pu éviter s’il avait écouté un tant soit peu les conseils de ses généraux – la guerre aurait duré bien plus longtemps !

 

Cette combinaison démocratie/libre entreprise est efficace: jamais dans l’histoire du monde autant de gens n’ont été aussi riches en travaillant aussi peu qu’aujourd’hui en Occident: télévisions, voitures, semaine de quarante heures (et parfois moins encore), vacances, pension, médecine, salle de bains et cuisine équipées, loisirs et produits de luxe. Il suffit d’aller visiter les musées ethnologiques décrivant la vie durant les siècles passés dans des chaumières à terre battue et au toit non étanche, sans fenêtres et aux portes bancales, pour se rendre compte que nous sommes devenus immensément riches. Il y a moins deux siècles l’Europe a encore connu des famines. Notre société accumule également des progrès spectaculaires dans le domaine politique et social: droit de parole, libre expression, droit de vote et de se présenter aux élections, éducation et soins médicaux pour tous, et par-dessus tout la liberté. Dans la Vienne de la “belle époque” sous Metternich, tout rassemblement non autorisé de plus de quatre personnes était interdit en permanence. Le monde occidental aujourd’hui est loin d’être parfait, mais nous vivons de façon incomparablement meilleure que jamais par le passé. Le terme “le bon vieux temps” est un leurre.

 

La situation sociale actuelle n’est évidemment toujours pas satisfaisante. L’exploitation du tiers-monde est inacceptable et les Occidentaux sont dans ce domaine d’un égoïsme excessif. Aux Etats Unis le budget consacré annuellement par les sociétés pharmaceutiques à la recherche de médicaments pour combattre l’obésité (sans succès jusqu’à présent) suffirait pour éliminer la faim dans le monde; et le coût de la guerre en Iraq permettrait certainement d’éradiquer la pauvreté dans une belle partie de la planète. Avons-nous vraiment le droit de financer les guerres pour le contrôle des richesses africaines par mercenaires et soi-disant mouvements de libération interposés? Même en Occident, les inégalités sociales ne sont pas toutes effacées. Comment des sociétés aussi riches peuvent-elles passer à côté des sans-abri en fermant les yeux ! La décision d’un seul homme riche peut entraîner des milliers de personnes vers le chômage. Pourtant notre situation d’abondance est incomparablement meilleure qu’elle ne l’a jamais été par le passé ou qu’elle ne l’est dans quelque autre partie du monde.

 

Il n’en reste pas moins vrai que l’intelligence, outil né du hasard qui a permis à l’homme de survivre dans un monde hostile, a eu un effet secondaire aussi inattendu que spectaculaire. Le développement intellectuel a permis à l’Occident de remettre à l’honneur, après plus de 10.000 ans d’injustice sociale, les principes égalitaires des anciens chasseurs-cueilleurs et de construire une société capable de donner à tous un niveau de bien-être stupéfiant.

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4. LA CONTRADICTION

 

 

                                                                                                           “For ninety-nine percent of human existence, people lived as foragers in small                                                                                                                      nomadic bands. Our brains are adapted to that long vanished way of life, not to                                                                                                                    brand-new agricultural and industrial civilisations. They are not wired to cope                                                                                                                        with anonymous crowds, schooling, written language, government, police,                                                                                                                            courts, armies, modern medicine, formal social institutions, high technology and                                                                                                                    other newcomers to the human experience.”

 

                                                                                                    (“Pour 99% de l’existence humaine, l’homme a fourragé en petites bandes                                                                                                                             nomades. Notre cerveau est adapté à cette forme de vie disparue depuis                                                                                                                               longtemps et pas aux toutes nouvelles civilisations agricoles et industrielles. Il                                                                                                                       n’est pas organisé pour maîtriser foules anonymes, école, langage écrit,                                                                                                                                 gouvernement, police, tribunaux, armées, médecine moderne, institutions                                                                                                                             sociales formalisées, haute technologie et autres nouveaux venus pour                                                                                                                                   l’expérience humaine”, traduction par l’auteur)

 

                                                                                                                                   Steven Pinker "How the mind works", 1997.

 

L’homme n’était, il y a deux millions d’années, ni sage ni cruel, ni bon ni mauvais. Il était un animal parmi d’autres animaux, tout juste un peu plus intelligent, mais poussé par les mêmes besoins et le même genre d’instincts. Lors de leur combat pour la survie les animaux ne se posent évidemment pas de questions. Leurs comportements sont automatiques, qu’ils soient innés ou appris. L’homme ne s’en pose en général pas beaucoup plus.

 

Illustrons ceci par un exemple. La télévision a proposé il y a quelque temps des images de lions. Un buffle juste un peu trop vieux et donc un peu plus lent que les autres avait été isolé et se trouvait coincé entre une rivière infestée de crocodiles et des lions sur la berge. Le troupeau avait disparu dans le lointain. Les lions n’osaient pas attaquer le buffle de front car il était toujours dangereux et pouvait encorner un imprudent. Ils essayaient de le prendre par surprise mais il était pris de panique et sur ses gardes. Il entrait dans l’eau pour échapper aux lions, puis en ressortait pour échapper aux crocodiles. Il virevoltait pour faire face à tous les attaquants à la fois. L’animal beuglait d’effroi et de détresse. Ses appels à l’aide étaient tout à fait inutiles car le troupeau était loin et sa situation était désespérée. Les lions étaient désespérés eux aussi, car ils crevaient probablement de faim, tout comme les crocodiles dans la rivière. Ce combat sans espoir a duré plusieurs jours et lorsque les lions ont finalement fait tomber le buffle, les jeunes, affamés, ont commencé à lui sortir les entrailles du ventre alors qu’il était toujours vivant et que les parents étaient en train de l’achever car il continuait à se défendre. Mais il ne beuglait plus.

 

Le lion et le crocodile seraient-ils “mauvais” alors que le buffle serait “bon”? Cette question n’a pas de sens. Dans la nature il n’y a rien de bon ni de mauvais: les choses sont ce qu’elles sont. Pourtant le buffle souffrait et sa mort a été atroce. Mais pour qu’il y ait véritable cruauté il faut qu’il y ait intention, qu’il y ait sadisme. Il n’y a, de la part des lions ou des crocodiles, aucune intention. Ces animaux font ce que leurs instincts leur dictent. La pitié est impensable dans la nature: aucun animal ne peut se permettre de perdre une proie car il risque de disparaître lui-même.

 

Dans le même ordre d’idées, l’homme a parfois cet étrange sentiment qu’en relâchant un oiseau captif et donc malheureux, il lui rend le bonheur. Une gazelle en liberté qui vit aux abois toute sa vie, apparemment terrorisée en permanence, et qui finit quand même par se faire manger par un prédateur tout comme le buffle, est-elle heureuse? De son côté, le prédateur qui est guetté lui-même par d’autres prédateurs et qui est tenaillé par la faim, est-il heureux? Ces questions n’ont aucun sens. Traiter les animaux de bons ou de cruels, d’heureux ou de malheureux est un anthropomorphisme récent qui n’a aucun sens.

 

Ceci est également vrai pour l’homme primitif, animal parmi les autres. Pendant des millions d’années, il a chassé de la même façon “cruelle” que les lions. Tuer un mammouth avec les armes rudimentaires du paléolithique faisait certainement souffrir l’animal de façon atroce. A Ammassalik, les Eskimos chassent le phoque en plaçant des filets aux endroits où ceux-ci font surface. Ces filets sont placés de telle façon que le phoque, une fois pris, se noie immanquablement. Le phoque peut rester sous eau pendant plus d’une demi-heure. L’animal succombe donc au bout d’une agonie bien longue et pénible. Le sentiment de pitié pour le buffle, pour les phoques ou pour la gazelle n’est apparu que depuis très peu de temps, depuis que nous sommes assez riches pour pouvoir nous le permettre. Si nos ancêtres avaient eu pitié des animaux chassés, ils auraient laissé échapper leurs proies et n’auraient pas survécu. La tribu qui, en cas de disette, aurait eu des scrupules à attaquer la tribu voisine mieux achalandée aurait risqué de disparaître. La pitié est un concept moderne incompatible avec la survie dans la nature.

 

La Révolution Humaniste et la pensée philosophique qui en est la base ont apporté un changement fondamental dans nos mentalités et ont fait naître une société organisée autour du respect de chaque personne humaine. Elles ont créé un individualisme noble qui dépasse l’élémentaire instinct de conservation. Notre société est maintenant structurée autour du respect de l’individu et de son droit à l’initiative. Pourtant rien dans l’homme, animal parmi les autres animaux, ne le prédestinait à l’indépendance personnelle, à l’intelligence individuelle. Il est même étonnant que cette révolution ait pu non seulement se faire, mais se développer et se répandre car elle va à l’encontre de nos instincts ancestraux de chasseur-cueilleur tribal. Reprenons-les une nouvelle fois.

 

La tribu voisine n’est plus une ennemie, elle est devenue partenaire commercial. On ne peut vendre qu’à des riches, à long terme il y a donc peu d’avantages à l’appauvrir. Nous voyageons pour nos affaires et pendant nos congés: le monde devient un territoire sans frontières. Dans notre société interdépendante, une récession aux Etats-Unis entraîne automatiquement une récession dans le reste du monde. La démocratie sous-entend l’égalité entre les hommes. Un des premiers textes établi lors de la révolution humaniste à été la déclaration des droits de l’homme, texte applicable à tous les êtres humains sur la terre, sans distinction de tribu. Les notions de “territoire de chasse” et de “tribu ennemie” ont fondamentalement changé.

 

Pour que l’économie occidentale survive, il faut la gérer efficacement. Une seule erreur stratégique et une entreprise risque de se retrouver en faillite. Si la vitesse de toute prise de décision est toujours importante, il est crucial de bien décider. Impensable donc de suivre inconditionnellement n’importe quelle ligne de conduite. Alan Greenspan, ancien président de la réserve fédérale américaine, a insisté sur le fait qu’il est bien plus important de réagir bien que vite. Il a déclaré “It is more important to be right than quick” à la télévision concernant les réactions financières de panique après les attentats du 11 septembre 2001 sur les tours de New York. Ou, pour nous replacer dans le contexte de l’évolution, une entreprise dans laquelle une mauvaise décision est exécutée sans contestation disparaîtra, alors qu’une autre dans laquelle toutes les facultés intellectuelles des employés sont utilisées aura de meilleures chances de survivre. Plus question donc d’un chef de meute qui décide seul, sans consultation. Dans cette nouvelle société post révolutionnaire chaque individu compte et peut apporter sa pierre à l’édifice. Hors de question de dire à la grenouille qu’elle ne doit pas rêver devenir un jour un bœuf, nous sommes tous des bœufs potentiels. Une nouvelle qualité, indésirable chez les chasseurs-cueilleurs d’antan, est devenue indispensable: l’esprit d’initiative, de contestation, de créativité personnelle. Cette qualité-là aurait signé l’arrêt de mort de la tribu chasseresse. Pourtant la société occidentale est structurée autour d’elle.

 

Et enfin, bien que nos instincts ne soient pas réellement prêts à l’admettre, la surface du territoire des divers pays n’a plus que peu d’importance. L’agriculture intensive a besoin de bien moins de surface cultivable, et de plus elle ne représente plus qu’une fraction des revenus nationaux. Les activités les plus rentables n’ont généralement rien à voir avec l’étendue du territoire disponible.

 

Hélas, nos instincts de chasseur-cueilleur sont toujours présents et n’ont certainement pas eu le temps en deux siècles de s’adapter à ce nouvel environnement. Car même si la pensée individualiste et démocratique a commencé à apparaître en filigrane chez les Mésopotamiens et s’est développée à partir de la Grèce classique, elle ne s’est jamais répandue au delà de la petite polis athénienne, ou de quelques penseurs et philosophes individuels. La société occidentale a commencé à se transformer en profondeur il y a à peine deux siècles. Par conséquent nos instincts sont toujours tels qu’ils ont été pendant la plus grande partie de notre présence sur la terre: ceux de chasseurs-cueilleurs tribaux. Ils sont donc inadaptés au nouvel environnement. Une race qui n’est pas ‑ ou plus ‑ adaptée à son environnement devrait disparaître comme le veulent les lois de l’évolution. Théoriquement donc le modèle de société occidentale devrait disparaître lui aussi. Pourtant nous constatons un phénomène inverse : l’Occident domine le reste du monde sans réelle opposition.

 

Depuis 1800 il y a donc une énorme contradiction tant dans notre société que dans chacun d’entre nous. D’un côté l’homme occidental a créé un monde dans lequel l’individu est central, mais de l’autre il possède toujours ses instincts de chasseur-cueilleur primitif, de loup dans sa meute. La seule explication possible est probablement que notre intelligence est parvenue à contrôler certains de nos instincts, au moins jusqu’à un certain point.

 

Les Occidentaux sont rarement conscients de cette dualité, de cette contradiction fondamentale. Parfois ils agissent et réagissent comme des êtres indépendants et réfléchis, montrant leur capacité d’initiative mais à d’autres moments ils se conduisent de façon instinctive, comme les chasseurs-cueilleurs qu’ils étaient encore il y à peine quelques siècles. Cette dualité se retrouve également au niveau des nations: parfois elles se comportent de façon civilisée en suivant les nouvelles valeurs généralisées par la Révolution Humaniste et parfois elles se conduisent en suivant les instincts qui sont toujours ancrés profondément dans l’inconscient des dirigeants.

 

“Occident” n’est plus un terme tout à fait correct. Ainsi depuis la deuxième guerre mondiale le Japon a rejoint le groupe des pays “post révolutionnaires” et chez eux aussi démocratie et libre entreprise sont devenues des faits de société. Je continuerai pourtant à l’utiliser, faute d’un terme plus correct géographiquement.

 

Depuis la Révolution Humaniste, l’Occident a créé un nouveau modèle de société dans lequel la prise sous contrôle des instincts devrait permettre un degré d’harmonie jamais atteint dans l’histoire du monde, même pas au temps du soi-disant paradis perdu. Mais nos instincts ancestraux de chasseur-cueilleur sont difficiles à contrôler et mettent en permanence en péril les acquis de cette nouvelle société. La suite de ce livre sera consacrée à une analyse de cette contradiction qui provient de l’arythmie d’une évolution rapide, celle de nos concepts, de nos idées, de nos réflexions, bref de notre pensée, et d’une évolution très lente, celle de nos instincts. Le développement aléatoire de notre intelligence fait que nous pensons plus vite que ce pour quoi nous avons été programmés par une lente maturation. Il faudrait changer le logiciel!

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5. LA CRUAUTE

 

 

 

 

                                                                                                                                                                  “Se resserre le lacet autour du cou mince

 

                                                                                                                                                                    Et l’oiseau des bruyères élève une voix d’angoisse.

 

                                                                                                                                                                    Alors le tumulte du monde s’apaise un instant

 

                                                                                                                                                                    Les hommes écoutent émerveillés le chant

 

                                                                                                                                                                    Puis préparent d’autres lacets”

 

                                                                                                                                                         Einar Bragi

 

 

 

 

 

 

 

De tous les comportements humains, la cruauté est certainement le plus perturbant. Pourtant elle est universelle. Socialement elle peut être scindée en deux catégories : la cruauté envers ceux que l’on considère comme les siens et celle envers les “étrangers”. Dans le cadre du présent livre c’est cette dernière qui est significative.

 

Pour être complets, signalons que ce n’est probablement que depuis la sédentarisation que la cruauté à l’intérieur des tribus a pris les proportions que l’histoire nous raconte. Au sein des tribus chasseresses telles qu’elles existaient encore récemment, point de trace de gibets, de bûchers, de torture, d’oubliettes ou de justice de caste. La pression sociale y règle tous les problèmes. Dans son livre sur l’Afrique déjà cité, Jaques Maquet donne plusieurs exemples de la façon douce avec laquelle les problèmes entre membres de la tribu sont résolus lorsque par exemple un chasseur ne fait pas sa part de travail, ou a caché de la nourriture pour la garder pour sa seule famille. Depuis la sédentarisation, l’agrandissement spectaculaire des tribus a eu comme corollaire la disparition de la pression sociale qu’il a bien fallu remplacer par autre chose, en l’occurrence la justice du roi et de sa noblesse. De plus, ces nouvelles castes dirigeantes ont tout avantage à régler tout conflit à leur avantage. Des comportements initialement réservés aux étrangers sont alors importés au sein de la communauté. Ce n’est que depuis la sédentarisation que nous trouvons à l’intérieur des tribus une cruauté qui à l’origine était réservée aux “autres”. Nous n’en dirons pas plus ici.

 

La cruauté intertribale existe depuis la nuit des temps, même en Occident. Des actes ignobles gratuits et lâches ont été commis pendant toutes les guerres que le monde a connues. De tout temps les villes conquises sont détruites, les femmes violées et la population réduite en esclavage. La mise à sac est la récompense habituelle octroyée aux soldats vainqueurs qui alors laissent libre cours à leurs instincts bestiaux, pillant, violant, incendiant et détruisant sans la moindre retenue. Ce comportement fait partie des mœurs du temps et les populations victorieuses en sont fières. Nos musées montrent le même genre d’images sur toutes les stèles antiques commémorant des victoires: le roi assiégeant et détruisant des villes ou massacrant et piétinant des ennemis. Au musée Sabauda, le musée des beaux arts de la ville de Turin, un tableau énorme représente le prince Eugène de Savoie victorieux. Il prend une pose majestueuse et son cheval écrase sous ses sabots les corps nus des ennemis turcs terrorisés. Ce tableau glorifie sa victoire de 1717, et fut peint à peine quelques décennies avant la révolution française.

 

Plus proche de nous dans le temps, les Français – peuple de haute civilisation et berceau de la révolution démocratique – ont torturé durant la guerre d’Algérie. Les Britanniques quant à eux ont construit les premiers camps de concentration pendant la guerre des Boers et y ont pratiqué la technique de la terre brulée pour priver les guérillas de nourriture mais affamant de fait toute la population. L’Allemagne, peuple qui a donné au monde Schiller, Goethe, Bach et Beethoven, a créé le nazisme et inventé les camps d’extermination scientifique. Comment pouvons-nous expliquer que même des pays de haute civilisation puissent pratiquer une telle barbarie?

 

Ce qui frappe le plus dans cette cruauté est l’indifférence face à la douleur subie par “les autres”. Nous nous sommes émus de façon extraordinaire pour les 3.000 morts des tours américaines le 11 septembre 2001, mais avons à peine parlé des civils afghans ‑ dont la grande majorité est parfaitement innocente ‑ morts ou blessés lors de la guerre en Afghanistan. Les Israéliens lancent des attaques meurtrières contre les palestiniens qu’ils estiment être des terroristes et ne se soucient pas outre mesure des victimes innocentes qui tombent immanquablement : elles ne sont “que” collatérales et il ne s’agit “que” de Palestiniens, membres de la tribu ennemie. La mort du million de Ruandais en 1994 a causé bien moins d’émoi en Belgique que la mort des 10 paras belges faisant partie de la force de paix qui avait été envoyée pour contenir la situation. Malgré les tueries déjà en cours, la Belgique a alors immédiatement retiré ses troupes, abandonnant les Ruandais à leur sort et au génocide: la vie d’un “autre” est bien moins importante que celle d’un membre de ma tribu. Notre capacité d’émotion croît rapidement avec le lien de parenté que nous avons avec les victimes et plus celui qui souffre est éloigné de nous, moins nous avons conscience de sa douleur.

 

Citons quelques exemples plus anodins de cette cruauté inconsciente. Nous écrasons moustiques et guêpes sans la moindre arrière-pensée. Nous considérons que certains animaux sont nuisibles, les tuer est donc justifié. Nous allons à la pêche par délassement et transperçons la gueule du poisson par un crochet que nous enlevons ensuite à contresens des barbes et nous plongeons homards, écrevisses et crevettes vivants dans de l’eau bouillante.

 

Pendant des millions d’années, l’homme n’a eu à sa disposition pour la chasse et la guerre que des armes bien rudimentaires. Toute mise à mort était nécessairement cruelle. Il est donc indispensable que le chasseur-cueilleur soit indifférent à la douleur tant du gibier que des membres des autres tribus. Dans ces cas, toute pitié est faiblesse et met en péril la vie des siens. L’indifférence face à la douleur des autres est une condition de survie. Un peu de plaisir éprouvé en l’infligeant ‑ un peu de sadisme donc ‑ aidait à commettre ces actes indispensables à la survie de la tribu. Notons simplement que le chat aussi aime jouer avec la souris. Dans toute tribu, les mâles sont les chasseurs et les guerriers, ce qui explique peut-être pourquoi les bourreaux sont presque toujours des hommes. La cruauté fait partie de nos instincts et il n’y a pas de différence entre la cruauté inconsciente des lions et celle tout aussi inconsciente des hommes. Ce n’est que depuis la Révolution Humaniste que l’Occident, et lui seul, a commencé à réfléchir un peu plus loin que ses instincts.

 

Les destructions matérielles commises par les troupes en guerre sont la conséquence du même instinct. Les destructions gratuites pendant les conflits (les bombardements de Dresde, de Varsovie et de Sarajevo, les sacs de Babylone et de Troie, le bombardement de la Grand’ Place de Bruxelles sur ordre de Louis XIV en représailles d’une défaite à Namur) sont vieilles comme la race humaine. Les archéologues ne retrouvent jamais que des ruines car, à quelques exceptions près, toute ville a toujours fini par être conquise par des ennemis et a donc été détruite. Nous affaiblissons nos ennemis en détruisant leurs biens ce qui augmente notre avantage sur eux et satisfait amplement nos instincts.

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Hitler est un exemple extrême de cette soif instinctive de destruction.   Il était venu au pouvoir en utilisant adroitement la situation politique dans son pays.   Mais son véritable programme se résume en deux points: l'éradication de la race juive, et la conquête d'un soi-disant "espace vital" pour le peuple aryen.   Qu'est-ce que Hitler avait l'intention de faire de cet "espace vital" une fois qu'il serait conquis?   Etrangement, son programme n'en soufflait mot.   Aucune mention de redistribution de terres, d'exploitation de ressources ou autre forme d'utilisation des terres conquises.   Son but était l'attaque des "autres" et leur destruction.   La "conquête de l'espace vital" était une excuse rhétorique.

 

Avons-nous évolué? Nos manuels d’école mettent traditionnellement l’accent sur l’histoire des rois, des guerres et des conquêtes avec leurs trains d’assassinats, d’asservissements, d’esclavage, et passent rapidement sur l’histoire des sciences, des arts et de la dignité humaine. Ils sont parfois réécrits dans le sens des intérêts des classes dirigeantes, même dans les démocraties.

 

Avant la sédentarisation, la surface du territoire de chasse est limitée par le problème de l’accessibilité. Les produits que l’on peut voler au voisin – produits de la chasse et de la cueillette – sont périssables et présentent un intérêt limité. De grandes conquêtes sont inutiles. Après la sédentarisation, ces limitations initiales disparaissent lentement. Les troupeaux et récoltes amassés dans les villes et villages ne sont plus périssables et valent donc la peine d’être volés. De plus, l’armée de métier sous l’autorité du roi, outil puissant et spécialisé, est disponible en permanence pour partir en rapine. Les instincts qui avaient été indispensables à la survie des petites tribus nomades deviennent alors les ingrédients qui expliquent presque toute l’histoire des siècles passés. Philippe de Macédoine puis Alexandre le Grand partent à la conquête d’abord de la Grèce puis du Proche Orient. Jules César envahira l’Egypte et la Gaulle et après lui les empereurs romains continueront inlassablement les conquêtes. La liste est longue et contient des noms tels que Nabuchodonosor, les croisades, Tamerlan, Gengis Khan, les Turcs, Napoléon, l’établissement et l’exploitation des colonies, Hitler. Il suffit qu’une tribu soit plus forte militairement que sa voisine pour qu’elle l’envahisse automatiquement. Cela répond à nos instincts et se fait donc avec le soutien enthousiaste de la population.

 

Les perdants souffrent de façon incroyable. Après leurs victoires, les Romains organisent pour leur général ce qu’ils appellent un triomphe. Les troupes défilent dans Rome en exhibant leur butin. Les prisonniers suivent couverts de chaînes et sont vendus ensuite comme esclaves. Le clou de la cérémonie est l’apparition du général romain sur son char, traînant derrière lui le chef vaincu qui est mis à mort devant le peuple en délire. Quel crime horrible ont-ils commis pour mériter ce sort cruel ? Ils se sont défendus contre l’envahisseur et ont tenté de protéger leur peuple, rien d’autre. Après la grande révolte juive, les Romains ont crucifié tous les chefs et ont emmené la moitié de la population en esclavage. D’après la Bible, les Israélites eux-mêmes s’étaient conduits exactement de la même façon. Le seul péché commis par les Philistins (dont le nom est devenu synonyme d’ignare, on se demande pourquoi), Madianites et autres Cananéens, Amorites ou Jébusites est de ne pas avoir été Israélites. La Bible décrit dans le détail comment Yahvé ordonne à son peuple de les exterminer, femmes et enfants compris.

 

Attaquer son voisin pour la seule raison qu’il est plus faible et qu’on peut donc l’envahir facilement – comme l’ont fait tous les conquérants durant toute l’histoire du monde ‑ est aujourd’hui devenu inacceptable. Les Chinois se font unanimement condamner pour l’invasion du Tibet et après l’invasion du Koweït, Saddam Hussein est devenu la bête noire de la diplomatie internationale. Dans ce dernier cas la richesse pétrolière du pays est probablement pour beaucoup dans l’enthousiasme des gouvernements démocratiques – poussés dans le dos par leurs lobbies industriels – pour aller rétablir la dictature des Al Sabah, cheikhs pro-occidentaux de l’endroit. Alexandre de Macédoine et Napoléon n’ont rien fait d’autre, mais nous continuons à les affubler tous deux du titre “le Grand”.

 

L’évolution de notre attitude occidentale face à ces instincts tribaux est récente. Nos préoccupations éthiques actuelles ont fait leur première et timide apparition il y a tout au plus quelques milliers d’années chez quelques penseurs isolés, et ne deviennent des faits de société que dans un passé récent. Nos sentiments éthiques sont toujours en pleine évolution et notre perception de ce qui est “juste” a connu une évolution rapide, même pendant ces 200 dernières années. Nous ne pensons plus comme nos parents et encore moins comme nos grands-parents. Pourtant l’homme occidental d’aujourd’hui a l’impression que ces sentiments éthiques ont toujours existé et qu’ils sont propres à l’homme. Il ne se rend souvent pas compte à quel point ils sont récents, même en Occident. Illustrons ceci par quelques exemples.

 

Depuis des siècles la Grande Bretagne se débat avec le problème irlandais. Il est difficile de prendre position dans ce problème épineux et douloureux. Mais il montre une importante évolution dans la mentalité des protagonistes. Regardons de plus près l’un d’eux, la Grande Bretagne. En 1916 le mouvement indépendantiste irlandais déclenche une révolte sous la direction de Patrick Pearse, l’Easter Rising (le soulèvement de Pâques, jour de son déclenchement). Au début, les Britanniques peinent pour reprendre la situation en main, mais ensuite ils écrasent ce soulèvement dans le sang et fusillent les chefs sur décision d’une cour martiale expéditive. Ils mènent cette opération à visage découvert, convaincus de leur bon droit. Aujourd’hui ce genre de comportement est devenu totalement impossible. Ainsi en 1988 ils on fait abattre trois membres de l’IRA près de la frontière espagnole avec Gibraltar et ont maladroitement masqué l’opération en légitime défense. La cour des droits de l’homme a récemment condamné cette action. Plus question en 1988 de créer une cour martiale expéditive et de fusiller qui que ce soit comme on le faisait encore en 1916. Cette évolution dans les mentalités s’est faite en moins d’un siècle!

 

Dans le même ordre d’idées, faut-il rappeler que lors de l’écrasement de la Commune à Paris en 1871 les Versaillais sous Thiers ont fusillé les révolutionnaires en série et sans procès ? Le nombre de fusillés pendant cette semaine est plus élevé que la totalité des exécutions pendant la terreur. Pourtant après cette action d’éclat, Thiers est resté parlementaire durant le restant de sa vie et personne parmi les troupes régulières n’a été inquiété.

 

Dans les guerres modernes cette sauvegarde de la survie de la tribu devient souvent très théorique. Durant la première guerre mondiale, les généraux des deux camps envoient à la mort des millions d’hommes pour des opérations à peine utiles et souvent uniquement de prestige. Ils calculent d’avance les pourcentages de pertes en vies humaines qui seront occasionnées mais envoient leurs hommes à la boucherie sans complexes. Le nombre de morts est pour eux un chiffre théorique qui ne les intéresse ni plus ni moins que le nombre d’obus dont on a besoin durant la préparation de l’assaut. Il y a un stock de munitions tout comme il y a un stock d’hommes et les deux sont là pour être utilisés. Les hommes politiques ne valent pas beaucoup mieux: ils réclament des victoires malgré leur coût exorbitant en vies humaines. En cela ils ne font que suivre leurs opinions publiques. Tant les Français que les Allemands sont partis en guerre la fleur au fusil.

 

Pendant la seconde guerre mondiale par contre, les Alliés occidentaux tentent de limiter les pertes en vies humaines (exclusivement parmi leurs propres troupes bien entendu : lorsqu’il s’agit de bombarder des villes allemandes, ou Hiroshima et Nagasaki, ils ne montreront que bien peu de retenue) et ne lancent des opérations coûteuses en vies de leurs soldats que lorsqu’ils les considèrent indispensables. Plus question d’opérations de prestige. Du côté des dictateurs par contre, les bonnes vieilles méthodes persistent et tant Hitler que Staline ou l’empereur japonais Hirohito sacrifient cyniquement leurs hommes pour leur gloire personnelle. Les kamikazes japonais se suicident pour l’empereur. Pendant la bataille de Stalingrad, Staline envoie ses soldats à la boucherie sans le moindre respect pour la vie humaine. Hitler de son côté en veut terriblement au Maréchal Paulus, non pas tellement parce que celui-ci perd la bataille, mais parce qu’il se rend. Pour Hitler, il fallait laisser exterminer ces hommes jusqu’au dernier (Lire à ce propos l’excellent Stalingrad d’Anthony Beevor.)

 

Lors de l’opération de paix en Somalie en 1992-1993, les Américains se retirent sous la pression de leur opinion publique, choquée par les images de leurs ressortissants tués en opération. Quelques morts auront suffi pour arrêter l’intervention américaine.

 

En moins d’un siècle, l’Occident passe donc de la boucherie inutile de millions d’hommes à une sensibilité énorme face à chaque perte de vie humaine dans son camp. Aujourd’hui, la grande terreur de tous les commandants d’opérations de paix est de perdre ne fût-ce qu’un seul homme. Pour les pays occidentaux, le retour des “body bags”, de fait les cercueils contenant les dépouilles mortelles des soldats tombés, est devenu un problème majeur. Les temps ont bien changé! Les Romains seraient très étonnés si nous retournions 2.000 ans en arrière pour leur reprocher d’utiliser les prisonniers de guerre comme gladiateurs dans les jeux du cirque, ou de jeunes esclaves gaulois et gauloises dans leurs lupanars ; ou pour leur expliquer que les massacres entre légionnaires romains pendant les différentes guerres civiles menées pour la gloire personnelle de Pompée ou de César, d’Auguste ou d’Antoine étaient parfaitement inutiles.

 

L’existence même des opérations de paix est la conséquence directe de ce changement de la mentalité occidentale. Jamais par le passé les Assyriens, Israélites ou Egyptiens n’auraient pu avoir cette idée saugrenue d’aller aider d’autres populations de façon désintéressée. Mais chez nous la pression de l’opinion publique pousse les gouvernements occidentaux à intervenir et à se lancer dans des opérations coûteuses. Bien sûr, les intérêts économiques existent. Mais il y a seulement cent ans, nous aurions envoyé nos troupes en conquérants ou en expéditions punitives, termes absolument tabous aujourd’hui. Des interventions sont toujours faites avec cynisme pour défendre les intérêts économiques de certains groupes financiers, mais aujourd’hui ces interventions-là doivent se déguiser en opérations défendables auprès du public. Nous avons réussi à arrêter quelques tueries. Elles ne sont pas nombreuses, hélas, mais ne boudons pas notre plaisir : nous n’avons pas à rougir de nos interventions en Bosnie et au Kosovo! Nous avons même établi des tribunaux internationaux chargés de juger les crimes contre l’humanité et, malgré toutes leurs imperfections, ils fonctionnent plutôt bien. Cette attitude est un progrès majeur et récent: personne n’avait jamais imaginé qu’il serait un jour possible de juger des Alexandre le Grand, des Jules César ou des Napoléon. C’est pourtant ce que nous faisons aujourd’hui ‑ timidement peut-être mais nous le faisons ‑ avec les Nazis, Pinochet et Milosevic.

 

Ce changement de mentalité n’est pas universel. Si l’Occident a connu la Révolution Humaniste qui a fait évoluer nos façons de penser, cela n’est pas vrai pour le reste du monde où la démocratie et la libre entreprise sont des éléments que nous essayons d’imposer de l’extérieur. Les autres jouent parfois le jeu, conscients qu’il s’agit là de la meilleure façon d’influencer notre opinion publique et partant nos gouvernements. Ainsi Saddam Hussein, avec un mépris total des droits de l’homme, a utilisé des bombes chimiques contre les Kurdes, a enlevé, torturé et exécuté tant ses opposants internes que Koweïtiens sans le moindre scrupule. Lorsque l’Occident a réagi, par exemple lors de la libération du Koweit, il a, avec une mauvaise foi exemplaire, montré chaque mort civil iraquien à la télévision afin d’exciter la compassion du public occidental. Les crises politiques en dehors de l’Occident sont souvent accompagnées de bains de sang telle la prise de pouvoir en Indonésie par Suharto en 1965 et l’extermination par ses troupes de plus d’un million de communistes, le génocide Ruandais en 1994 ou les purges de Staline.

 

Les civilisations occidentales ont eu la sagesse d’instaurer ‑ et c’est extraordinaire ‑ un grand respect pour la vie humaine. Mais nous devons nous souvenir que ce phénomène est nouveau même en Occident où il est d’ailleurs toujours en pleine évolution, et que ces scrupules sont largement absents dans le reste du monde.

 

S’il y a un instinct qu’il est indispensable de contrôler avec notre libre arbitre c’est bien celui de la cruauté. Il serait temps que les recruteurs d’enfants soldats en Afrique, preneurs d’otages colombiens et autres décapiteurs musulmans apprennent cette sagesse élémentaire.

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6. LE NOEUD DU PROBLÈME: LES INSTINCTS

 

 

 

 

 

                                                                                                                           “Ce qu’on appelle l’instinct est un ensemble de directives chimiquement                                                                                                                                 enregistrées dans le patrimoine génétique.”

 

                                                                                                                                                      J. Hamburger

 

 

 

 

Tous les animaux, y compris l’homme, ont des comportements automatiques que nous avons l’habitude d’appeler des instincts. Ce terme se trouve au cœur de notre réflexion et mérite donc d’être précisé.

 

Commençons par en chercher une définition. Ceci nous amène à faire une constatation assez étonnante: elle a fortement changé au cours des dernières décennies, moins en ce qui concerne les animaux, mais considérablement pour l’homme. Est-ce à dire que les conceptions à ce sujet auraient évolué au cours du siècle écoulé?

 

Prenons d’abord un vieux Larousse de 1921. Le long texte commence par trois définitions:

 

  • impulsion naturelle: l’instinct de conservation

 

  • premier mouvement qui précède la réflexion

 

  • sentiment intérieur, indépendant de la réflexion, qui dirige les animaux dans leur conduite.

 

Le reste de l’article avec ses exemples est destiné à clarifier la troisième définition et parle exclusivement des comportements animaliers. Aucun exemple n’est donné concernant la deuxième définition et le seul concernant la première est celui mentionné dans le texte: l’instinct de conservation.

 

Bien que le texte du Petit Larousse ne spécifie pas clairement à qui chacune de ces trois définitions est applicable, on peut néanmoins deviner que pour les auteurs de l’article de ce début du 20ième siècle il y a trois sortes d’instinct. Le premier, tel l’instinct de conservation, serait commun à toutes les espèces vivantes, y compris les hommes. Il définit ensuite deux autres groupes, l’un qui semble applicable aux hommes et l’autre aux animaux. Pour les animaux il y a le sentiment intérieur qui dirige la totalité de leur conduite. Et enfin pour l’homme il y a cet étrange “premier mouvement qui précède la réflexion” : chez l’homme, même s’il y a première impulsion instinctive, elle est nécessairement toujours suivie de réflexion. Le Petit Larousse de 1921 semble donc introduire une différence essentielle entre les instincts des hommes et ceux des animaux. A cette époque, les études sur la psychologie et la sociologie n’avaient pas encore dépassé le stade des premiers balbutiements et les opinions générales d’alors se trouvaient dans la droite ligne des pensées victorienne et chrétienne qui mettent toutes deux l’homme au centre de la création et supposent qu’il est responsable de ses actes. Dans la conception de ce début de 20ième siècle, si première impulsion il y a, elle doit nécessairement être suivie de réflexion, sinon l’homme serait ravalé au rang d’animal, ce qui alors était inacceptable. En 1921 l’homme a bien quelques instincts fondamentaux tels celui de conservation mais, en dehors de cela, il n’a que ces premières impulsions nécessairement suivies de réflexion.

 

Depuis lors, la définition a nettement évolué. Citons le Petit Robert de 1977 qui donne une première définition générale et la fait suivre de plusieurs définitions plus particulières. Voici la définition générale: Impulsion qu’un être vivant doit à sa nature; comportement par lequel cette impulsion se manifeste. Puis suivent les trois sous-définitions que voici:

 

  • Tendance innée et puissante, commune à tous les êtres vivants ou à tous les individus d’une même espèce

 

  • Tendance innée à des actes déterminés (selon les espèces), exécutés parfaitement sans expérience préalable

 

  • (chez l’homme) L’intuition, le sentiment (opposé à la raison).

 

Il y a maintenant une définition générale, applicable à toutes les espèces, y compris l’homme. Dans les trois sous-définitions qui suivent il n’y a plus de grande différence entre les instincts de l’homme et ceux des animaux: les deux premières semblent être communes aux deux. Seules sont typiques pour l’homme l’intuition et le sentiment. Notons aussi que l’homme et l’animal connaissent tous deux “des actes déterminés, exécutés parfaitement et sans expérience préalable”. Et enfin, le sentiment et l’intuition sont considérés comme faisant partie des instincts car opposés à la raison. En lisant à peine entre les lignes on peut même déduire que pour le Petit Robert d’alors, tout ce qui ne fait pas partie de la raison fait partie des instincts.

 

Depuis lors, les définitions ont à nouveau changé. Le Petit Larousse de 2003 donne les deux définitions suivantes :

 

  • part héréditaire et innée des tendances comportementales de l’homme et des animaux

 

  • tendance, impulsion souvent irraisonnée qui détermine l’homme dans ses actes, ses comportements.

 

La deuxième définition manque de clarté : une impulsion n’est-elle pas toujours irraisonnée ? Cette définition semble se trouver entre celles de 1921 et de 1977 bien que pour elle aussi, ce qui ne fait pas partie de la raison semble faire partie des instincts.

 

Le Larousse et le Robert ne sont pas des livres à vocation scientifique révolutionnaire. Ils suivent les connaissances et opinions générales du moment de leur parution. Ces définitions sont donc un reflet des hésitations face aux comportements humains : jusqu’à quel point sont-ils automatiques et quelle est la proportion de libre arbitre dont nous disposons ? Aujourd’hui encore les avis à ce propos sont largement divergents. Des psychologues, des philosophes, des dirigeants religieux, des sociologues prennent des positions bien différentes en la matière. Certains parmi eux se basent sur le principe du dualisme corps-esprit, d’autres sur celui du monisme pour lequel matière et esprit sont inséparables et ne font qu’un. De plus il y a différence entre ce que les scientifiques appellent le génotype et le phénotype. Appartiennent au premier groupe les comportements qui sont inscrits dans les gènes, au second ceux qui sont tout aussi automatiques mais sont la conséquence de l’éducation. Dans les faits il n’y a probablement pas de différence essentielle entre le génotype et le phénotype. Il est en effet probable que la façon d’éduquer sa progéniture est inscrite dans les gênes des parents, ce qui explique pourquoi les lions éduquent partout leurs lionceaux de la même façon. N’empêche que toutes ces opinions mènent à un large spectre de positions, allant de la conviction religieuse que nous sommes entièrement responsables de nos actes, à celle de certains scientifiques qui estiment que nous sommes totalement programmés et n’avons aucun libre choix. Nous n’entrerons pas dans le détail de ces théories. Ces définitions se retrouvent sur un point : dans le langage courant, le mot instinct regroupe les comportements automatiques, à l’opposé du libre arbitre. C’est dans cette signification-là que le mot est utilisé dans le présent essai.

 

Peu nombreux pourtant sont ceux qui nient que l’homme possède une intelligence fort développée et qu’il l’utilise souvent lorsqu’il pose des actes. De ce qui précède nous pouvons tirer une conclusion importante : il existe deux formes d’intelligence. La première est la faculté d’adapter certaines actions aux circonstances matérielles dans le cadre de l’assouvissement d’un instinct particulier. Les expériences menées pour étudier l’intelligence des animaux manient la carotte et le bâton à propos de l’acquisition de nourriture, c’est à dire qu’elles s’inscrivent dans le cadre de l’instinct de conservation. Si même il existait des expériences non liées à la nourriture (je dois avouer que je n’en connais point), elles auraient certainement trait à l’assouvissement d’un autre instinct. Chez l’homme cette première forme d’intelligence existe également. Lorsque des chasseurs-cueilleurs cherchent de la nourriture, et suivent donc leur instinct de conservation, ils ont tout avantage à le faire intelligemment. Il est d’ailleurs probable cette forme d’intelligence est la seule à s’être exprimée durant la plus grande partie de notre présence sur terre. C’est en premier lieu pour se nourrir que l’homme a développé des outils de chasse. Appelons cette première forme une intelligence instinctive ou une intelligence utilitaire.

 

Mais l’intelligence peut également servir à transcender les instincts. L’homme ne l’utilise de cette façon que depuis que les loisirs lui ont permis de le faire. Avant cela, sa capacité crânienne et plus particulièrement la superficie de son cortex étaient probablement suffisantes, mais presque toute son énergie était consommée par les activités de survie. Cette forme d’utilisation de l’intelligence n’existe pas du tout chez les animaux. Pour moi il s’agit là de la véritable intelligence. Afin de faire la différence avec l’intelligence instinctive citée plus haut j’utiliserai le mot de “libre arbitre”.

 

Donnons un exemple de cette différence. En 1963 le psychologue Milgram a élaboré un test permettant d’étudier l’aptitude de l’homme à torturer. Il a décrit ses résultats dans un article, Behavioral study of obedience (Etude comportementale de l’Obéissance), qui a fait sensation. Un groupe de volontaires est scindé en deux, apparemment au hasard. Les cobayes – des volontaires rémunérés – ont tous été prévenus qu’ils auront peut-être à subir des expériences pénibles et parfois même douloureuses. Les responsables du test leur expliquent que le but est d’étudier l’influence de la douleur sur le raisonnement humain en infligeant des sensations pénibles réelles. Les uns auront un rôle de bourreau, les autres celui de torturés. Le groupe de volontaires est ensuite séparé en deux par tirage au sort. Les membres du premier groupe subiront des chocs électriques réels qui leur seront infligés par les membres du second groupe. De fait, le but du test n’est pas du tout d’étudier le comportement des torturés mais bien celui des bourreaux. Le tirage au sort qui a permis le partage du groupe en deux parties est truqué. Il n’y a pas de torture, uniquement des collaborateurs qui simulent la douleur. Un système de lampes, invisibles aux bourreaux, donne les indications nécessaires aux torturés pour simuler la douleur à bon escient. Sous la direction des organisateurs du test vêtus de blouses blanches de médecin, les bourreaux sont alors amenés à torturer les autres. Deux familles de comportement sont constatées. La plupart des bourreaux obéissent aux ordres et vont jusqu’à infliger des chocs électriques marqués "Danger choc puissant" sur leur cadran malgré les hurlements de douleur apparente des torturés. Ils participent activement à l’essai et vont jusqu’à suggérer des améliorations du test en cours. Ceux-là utilisent leur intelligence instinctive car ils se laissent entraîner par le groupe qui est leur nouvelle tribu temporaire. Ils suivent leur instinct qui leur dicte qu’il faut obéir aux chefs et considérer que les autres tribus sont ennemies. Mais il y a aussi des volontaires (hélas peu nombreux) qui très vite refusent de continuer à participer à l’expérience et qui refusent d’exécuter les ordres de torture. Ceux-là utilisent leur libre arbitre et transcendent leurs instincts.

 

Nous devons faire face en permanence à cette contradiction: utiliser notre intelligence pour suivre nos instincts ou suivre notre libre arbitre. Bien souvent cela pose problème car l’un et l’autre mènent la plupart du temps à des comportements opposés.

 

Comment l’homme se comporte-t-il dans la pratique, quand et comment utilise-t-il ces deux formes d’intelligence contradictoires? Nous sommes tous convaincus que nous suivons le plus souvent notre libre arbitre et que nos décisions sont toujours le résultat de réflexion et d’analyse. Rien n’est moins vrai. Il y a effectivement des domaines dans lesquels l’homme privilégie d’habitude son libre arbitre, par exemple quand il exerce sa profession. Son principal impératif sera alors de réaliser ses objectifs. Souvent il analysera et réfléchira aux diverses possibilités qui se présentent à lui et les instincts interféreront peu ou pas du tout. Dans d’autres domaines, surtout lorsque ses émotions entrent en jeu, il suit plutôt ses instincts. C’est le cas par exemple lorsqu’il tombe amoureux. Nous acceptons de bon gré le fait que “l’amour est aveugle” et suivons alors avec enthousiasme nos inclinations naturelles, bref nous suivons nos instincts. Pour l’opinion publique, coup de foudre et amour passionné sont de bonnes choses et il ne faut surtout pas y mêler de la logique. Il ne faut certainement pas éliminer tous nos sentiments pour les remplacer par des raisonnements froids. Mais si nous permettions à notre libre arbitre de contrôler un peu plus nos pulsions, nous en serions certainement plus heureux - même en amour – et il y aurait moins de séparations pénibles et de divorces du type guerre froide. Enfin il y a les domaines où l’on retrouve les deux à la fois, en compétition. Ici les choses sont évidemment beaucoup moins claires. Nous pouvons pourtant faire quelques observations intéressantes.

 

La première est que plus un individu est intelligent, plus il aura tendance à privilégier le libre arbitre, à tout le moins dans notre culture occidentale. Il y a évidemment des exceptions dans les deux sens, mais si on pouvait établir des statistiques en la matière, elles iraient certainement dans cette direction. Dans leur livre Impostures Intellectuelles Sokal et Bricmont citent la statistique suivante. Presque la moitié des Américains croient que le monde a été créé comme décrit dans la Bible. C’est à dire qu’ils sont convaincus qu’Adam et Eve sont des personnages historiques, qui ont vécu il y a environ 6.000 ans et que le monde a été créé à ce moment-là en exactement 6 jours, fossiles de dinosaures compris. Chez les universitaires, ce pourcentage tombe à 27 (ce qui néanmoins semble un chiffre encore fort élevé.)

 

Deuxième constatation : lorsque l’environnement semble stable et prospère, le libre arbitre aura des chances raisonnables de s’exprimer. Par contre, lorsque nous percevons un danger, imaginaire ou non, nous aurons automatiquement tendance à oublier la réflexion et la raison et à retomber dans des comportements instinctifs.

 

Les situations que nous ressentons comme inquiétantes sont souvent compliquées. Nos instincts de chasseurs-cueilleurs ne s’embarrassent pas des complications de notre monde moderne. Il est bien plus facile d’ignorer les vrais problèmes et de suivre nos instincts. Ceux-ci vont automatiquement nous dire que, s’il y a des problèmes, c’est à cause des “autres”. Un exemple frappant de cet art de la transposition est la situation internationale. Au lieu d’analyser les problèmes réels, il est beaucoup plus simple d’en faire un problème purement nationaliste. C’est ainsi que la déclaration de la première guerre mondiale s’est faite dans la liesse populaire dans tous les pays concernés. Pire, Jean Jaurès, homme politique brillant, était convaincu – à juste titre d’ailleurs – que ces tensions pourraient être résolues par l’utilisation de notre intelligence ou, dans la nomenclature du présent livre, de notre libre arbitre. Il fut assassiné par un de ceux qui avaient transformé les problèmes internationaux en un problème purement tribal et le considéraient donc comme un traître. La guerre - mondiale - qui suivit fut aussi inutile que meurtrière.

 

Une fois que cette simplification instinctive a eu lieu, il est difficile de l’éliminer, même si les problèmes d’origine disparaissent. Nos instincts ont la vie dure et nous ne nous rendons le plus souvent même pas compte que nous ne suivons plus du tout notre libre arbitre, mais avons versé dans le domaine des instincts et n’utilisons plus notre intelligence que pour les suivre. De telles situations transposées existent pratiquement partout dans le monde, y compris en Occident. A l’origine, on retrouve souvent des problèmes économiques. Mais les populations les transforment et en font des problèmes tribaux comme en Afrique ou au Sri Lanka ; des problèmes religieux comme en Irlande du Nord ou dans le monde musulman ; un problème linguistique comme en Belgique. Ce ne sont pourtant ni le tribalisme, ni le fondamentalisme, ni une séparation le long d’une frontière linguistique qui pourront aider à améliorer la situation, au contraire.

 

Nos instincts tribaux jouent donc un rôle des plus néfastes. Lorsque des tensions et des difficultés apparaissent, ils prennent souvent le dessus sur notre capacité de réflexion et obscurcissent les véritables problèmes. Des solutions intelligentes deviennent alors impossibles. De plus nos instincts exacerbent les passions et rendent l’application de solutions raisonnables de plus en plus difficile, comme nous pouvons le voir par exemple en Israël.

 

Finalement, existerait-il de bons et de mauvais instincts? Cela est une mauvaise question. Nous avons la capacité de contrôler nos instincts et c’est là le point important. Steven Pinker à exprimé cette idée de façon plutôt amusante. Il est célibataire et a décidé de ne pas avoir d’enfants. Il a dit à propos de son instinct de la procréation :

 

“ … I do know that happiness and virtue have nothing to do with what natural selection designed us to accomplish in the ancestral environment. They are for us to determine. In saying this, I am no hypocrite, even though I am a conventional straight white male. Well into my procreating years I am, so far, voluntarily childless, having squandered my biological resources reading and writing, doing research, helping out friends and students, and jogging in circles, ignoring the solemn imperative to spread my genes. By Darwinian standards, I am a horrible mistake, a pathetic loser. But I am happy to be that way, and if my genes don’t like it, they can go jump in the lake.” (“… je sais que, dans l’environnement ancestral, la sélection naturelle ne nous a point dessinés pour le bonheur et la vertu. C’est à nous qu’il appartient de les déterminer. En disant cela, je ne suis pas un hypocrite, même si je suis un mâle blanc correct et conventionnel. Bien qu’ayant largement atteint l’âge de la procréation, je n’ai jusqu’à présent pas d’enfants, ayant gâché mes ressources biologiques à lire et écrire, faisant de la recherche, aidant amis et étudiants, faisant du jogging, ignorant l’impératif solennel de distribuer mes gènes. Pour les standards darwiniens je suis une erreur horrible, un perdant pathétique… Mais je suis heureux d’être ainsi, et si mes gènes ne sont pas contents, ils n’ont qu’à aller se noyer dans le lac.” (Dans “How the mind works”, traduit par l’auteur.)

 

Plus grave même, l’homme, même au niveau des dirigeants les plus puissants du monde, ne se rend souvent pas compte de cette différence entre intelligence instinctive et libre arbitre. Il aura donc la conviction qu’il applique les meilleures solutions alors qu’il s’engage sur des voies qui mènent à des catastrophes comme on peut le voir par exemple en Iraq.

 

Le long passé de chasseurs-cueilleurs en groupe a progressivement façonné chez l’homme les instincts nécessaires à la survie et à la pérennité de l’espèce dans un environnement hostile pour lequel il est mal armé. Plus tardivement se développe l’intelligence humaine, tout d’abord pratique, utilitaire, facilement mise au service de la satisfaction des instincts. Puis, lentement, difficilement, elle devient capable d’appréciation, d’analyse, de choix enfin dans le cadre de son libre arbitre. Sous cette dernière forme, l’intelligence se heurte souvent aux instincts. Cette dichotomie quotidienne explique bien des comportements tant individuels que sociaux. Le double avènement de la démocratie et de la libre entreprise a exacerbé la contradiction entre les réactions encore souvent instinctives et les valeurs à la base même de ces deux conceptions nouvelles.

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7. LE LIBRE ARBITRE

 

 

 

                                                                                                                                     "Scientists say free will probably doesn't exist, but urge: "Don't stop                                                                                                                                        believing"  (Les scientifiques disent que le libre arbitre n’existe                                                                                                                                                probablement pas mais nous exhortent: "continuez à y croire".                                                                                                                                                 traduction par l’auteur)

 

                                                                                                                                                      Jesse Behring (Université de Belfast)

 

 

 

 

Le libre arbitre est l’élément essentiel qui fait que nous sommes des êtres humains car il est le seul à pouvoir tenir nos instincts en laisse. Pourtant il n’est pas facile à cerner. Nous lui consacrerons donc quelques considérations.

 

Le libre arbitre est un des domaines particulièrement étudiés en philosophie, justement peut-être parce qu’il est au cœur même de l’éthique. Nous y trouvons depuis longtemps deux tendances opposées que l’on appelle le monisme et le dualisme.

 

Le dualisme a été la conviction profonde de tous les hommes pendant la presque totalité de leur histoire ; elle l’est probablement toujours aujourd’hui chez la majorité d’entre nous. Dans cette conception nous sommes constitués de deux entités complémentaires, le corps et l’esprit ou, pour les religions, le corps et l’âme. Pour le dualisme, les deux sont distincts. Si le corps obéit aux ordres de l’esprit, ce dernier par contre fonctionne de façon indépendante du corps. Le corps peut s’altérer, vieillir et dépérir, l’essence de l’esprit ne change pas. Nous naissons avec lui, et il restera notre moi essentiel durant toute notre vie. Le corps ne peut pas survivre sans l’esprit et commence à pourrir dès la mort mais par contre beaucoup de dualistes – surtout les croyants – pensent que l’esprit lui survivra. Pour les religions, l’âme recevra même récompense ou châtiment après la mort, ou réapparaîtra dans un autre corps durant une nouvelle vie. Les religions ne pourraient pas survivre sans le dualisme qui est leur raison d’être. Pour la plupart d’entre elles, l’âme est jugée par Dieu après la mort parce qu’elle est responsable de tout ce que le corps a fait pendant la vie. Le dualisme est au cœur même de la religion.

 

Le monisme par contre avance que corps et esprit ne sont pas distincts, que l’esprit est lié indissolublement au corps. Pour lui l’esprit n’est pas une chose indépendante, mais – pour l’exprimer de façon un peu simpliste – n’est que de l’électricité qui passe dans des neurones. La qualité de notre esprit est donc définie par la qualité de nos neurones. Si nos neurones se dégradent, notre esprit se dégrade également. L’esprit est un appendice du corps et pas le contraire. Cette théorie est relativement récente et ne date que du 20ième siècle.

 

Quelles que soient nos convictions philosophiques, la position moniste heurte nos intuitions et nos sentiments. En effet, quand nous disons “je”, nous entendons toujours notre esprit que nous considérons être notre véritable personnalité. Ce sentiment est probablement instinctivement partagé par tous les hommes. Nous sentons que notre esprit est notre vrai “moi”, et que le corps n’est qu’un appendice. L’homme est donc intuitivement un dualiste et la toute grande majorité d’entre eux ne sont même pas conscients qu’il existe une autre possibilité, le monisme. Dans les milieux scientifiques pourtant, les dualistes se font de plus en plus rares, même parmi les savants qui se déclarent croyants. Ils avancent pour cela plusieurs raisons.

 

Pour commencer, si âme ou esprit indépendant il y avait, il devrait posséder un moyen physique pour communiquer avec le corps, pour commander par le truchement du cerveau les diverses fonctions cognitives de l’homme. Jamais une telle interface n’a été détectée dans le corps humain.

 

La méthode scientifique exige que toute hypothèse soit vérifiée dans la nature. L’esprit comme entité séparée pose problème dans ce domaine. Pour tout chercheur il faudrait trouver des traces directes, comme les mésons en laissent dans la plaque de cire. Jamais une telle preuve d’existence n’a été trouvée. D’autres questions restent sans réponse. Si l’esprit existe, comment est-il constitué ? De quoi se compose-t-il ? Où se trouve-t-il ? Comment fonctionne-t-il ? Par quel biais, par quelle méthode s’exprime-t-il ? Le scientifique moderne ne se contente plus de théories non vérifiées, il veut avoir confirmation dans la nature. Dans la pratique, nulle trace d’esprit indépendant n’a jamais été détectée et aucune de ces questions n’a un semblant de réponse. Il semble donc bien que le dualisme soit une vue théorique en voie de disparition, à tout le moins parmi les scientifiques.

 

Le monisme pourtant n’est pas une théorie que nous parvenons à accepter facilement. Comme déjà souligné, tout homme, même s’il est moniste convaincu, reste un dualiste de cœur. Même le plus grand savant ne peut s’empêcher de “sentir” au plus profond de lui qu’il est un être dual. Nous avons tous la conviction que quelque part derrière nos yeux il y a quelque chose qui voit, qui pense, qui juge, qui choisit et qui est notre vrai moi. Nous organisons notre vie autour de cette certitude : c’est ce moi profond qui réfléchit et qui prend les décisions. Nous sommes convaincus que ce moi est libre et indépendant. Comme le dit Richard Dawkins dans “The God Delusion”, nous sommes des êtres humains et comme tels nous sommes devenus dualistes au cours de nos millions d’années d’existence suite à l’évolution darwinienne. Pour lui comme d’ailleurs pour beaucoup d’autres auteurs, notre conviction dualiste serait donc inscrite dans nos chromosomes. Pourquoi l’homme a-t-il évolué dans cette direction, quel avantage la pensée dualiste a-t-elle offert pour la survie de l’homme dans son environnement hostile ? Cette question est toujours largement débattue et n’a jusqu’à présent pas encore trouvé de réponse unanimement acceptée parmi les chercheurs. Mais le dualisme est un phénomène tellement répandu que son appartenance au domaine des instincts fait peu de doute, même si la raison n’en est toujours pas expliquée.

 

Mais malgré cette conviction intime, sommes-nous vraiment libres de choisir ? Avons-nous vraiment, quelque part au plus profond de nous-mêmes, un coin de cerveau qui est libre, intelligent et qui donc peut décider en toute indépendance ? Notre expérience de tous les jours contredit bien souvent cette conviction. Nous “connaissons bien” nos amis, ce qui veut dire que nous pouvons prédire ce qu’ils vont penser et faire dans les circonstances de la vie. Dans ce domaine, nous nous trompons rarement. Mais si nous parvenons tellement aisément à prédire comment nos amis vont agir, ont-ils vraiment un libre arbitre ? Où se trouve alors ce petit bonhomme derrière leurs yeux qui voit, pense, juge, choisit de façon libre et indépendante et qui est leur vrai moi ? Si tous les êtres humains ont un véritable moi libre qui se cache quelque part derrière leurs yeux et qui peut décider librement, comment se fait-il alors que, lors de tests psychologiques, nous réagissons avec une régularité prévisible et notée dans des statistiques disponibles dans tous les manuels spécialisés ? Où, dans notre cerveau, se trouve ce petit bonhomme indépendant, cet “homunculus” comme on le nomme parfois? Et si un jour nous le trouvions, ne s’agirait-il pas tout simplement d’un déplacement du problème ? Car il faudrait alors l’étudier à son tour, et nous nous trouverions devant exactement le même problème : comment fonctionne-t-il et où se trouve l’élément qui lui permet de décider librement et en connaissance de cause ? D’où tirerait-il son libre arbitre ? Où, dans le cerveau se trouverait ce groupe de neurones qui, soumis à des impulsions venant d’autres neurones, ne réagirait pas automatiquement, mais aurait un choix devant lui et comment ce choix serait-il organisé physiquement ?

 

Pour le moniste pur et dur, l’homme réagit aux impulsions de l’extérieur transmises par ses cinq sens. Ils sont comme le clavier et la souris de l’ordinateur. Une fois les touches enfoncées et la souris manipulée, l’ordinateur n’a plus le choix. Même s’il est d’une extrême complication, tout le fonctionnement est automatique. Il peut avoir été infecté par un virus, ou des modifications de programmes arrivées à l’insu du propriétaire peuvent avoir altéré son mode de fonctionnement mais là aussi il agit automatiquement et non pas par choix libre. Pourtant nous réagissons souvent comme si l’ordinateur était un être pensant. Nous utiliserons des expressions comme “mais qu’est-ce qu’il a aujourd’hui ? Il refuse encore de faire ce que je lui demande. ” Nous nous fâchons et parfois même le frappons ! Nous agissons comme s’il était un être pensant et doué de mauvaise volonté. Pourtant si le pauvre ordinateur fait des choses imprévues c’est soit parce que les ordres étaient mauvais, soit que le logiciel contient des imperfections et erreurs, pas parce qu’il aurait la liberté de choix. Essentiellement l’homme fonctionne de la même façon. Des impulsions extérieures actionnent nos sens et le reste est prédestiné par la structure du cerveau y compris ses défauts ou ses lésions éventuelles. Le fait que ce cerveau soit immensément plus compliqué encore que l’ordinateur et que de plus il se modifie au cours de la vie, que des nouvelles connexions se font et d’anciennes se défont, ne change rien au fait que chaque élément qui le constitue réagit sans avoir de choix.

 

Tout en nous se révulse contre une telle théorie : nous refusons d’accepter que cela soit vrai, qu’in fine nous ne soyons que des machines et donc complètement prédéterminés avec comme seules variables les messages captés par nos sens et les accidents qui altèrent notre cerveau. Nous savons, nous sentons, nous sommes intimement convaincus que nous sommes libres, que nous choisissons. Plusieurs facteurs pointent dans cette direction. Car si nous n’avions aucune liberté, comment expliquer la façon dont le monde de la pensée a évolué ? Comment comprendre que la Révolution Humaniste ait bien eu lieu, contrariant de fait nos instincts intertribaux comme nous avons vu plus haut ?

 

Beaucoup de penseurs ont tenté de réconcilier le monisme avec leur certitude intime de l’existence du libre arbitre. Ce problème est loin d’être résolu et des quantités de livres ont été écrits à ce sujet. Cette contradiction se trouve évoquée dans chaque ouvrage à caractère un tant soit peu philosophique qui aborde l’aspect psychologique de l’homme. Maintes solutions ont été proposées, les unes encore moins satisfaisantes que les autres. Le présent livre n’est pas l’endroit pour aborder toutes ces théories dans le détail, ne fut-ce que parce que justement elles ne sont pas satisfaisantes. Pour fixer les idées j’en citerai pourtant quelques-unes brièvement.

 

Il y la solution religieuse qui pose comme credo que nous avons une âme qui choisit librement et que ces choix détermineront notre avenir après la mort. Le tout fonctionne grâce à la volonté de Dieu. Nous ne nous y attarderons pas.

 

Une autre position parfois prise est que le langage n’est pas capable d’aborder le problème, que nous sommes trompés par des pensées incomplètes basées sur des vocabulaires inadéquats. Hélas pour cette théorie, le cerveau n’utilise pas de mots. Il utilise son propre langage appelé parfois le “mentalese”. Il nous est déjà arrivé à tous de comprendre des choses compliquées tout en restant incapables de les formuler avec des mots.

 

Mentionnons enfin une solution qui est une extension de la précédente. Elle n’est toujours pas satisfaisante, mais est un peu moins pauvre. Le grand philosophe Noam Chomsky et le psychologue Steven Pinker en sont des défenseurs. Ils sont des monistes convaincus mais en même temps ils croient fermement en l’existence du libre arbitre. Ils prétendent que nous ne parvenons pas à résoudre ces problèmes philosophiques parce que notre cerveau est trop limité pour les aborder. Tout comme notre mémoire a des limites (nous ne pouvons retenir par cœur qu’un nombre limité de numéros de téléphone par exemple), notre faculté de réflexion en a également. Il existe donc des problèmes qui resteront éternellement insolubles. Ainsi notre cerveau est incapable de “voir” en quatre dimensions, et peut-être est-il tout aussi incapable de “voir” ce qu’est le libre arbitre. Steven Pinker ajoute qu’un objet, y compris le cerveau, ne peut se connaître lui-même et que pour connaître une chose il faut se trouver en dehors d’elle. Cette explication n’est pas vraiment satisfaisante et nous laisse sur notre faim, mais personne n’a trouvé mieux jusqu’à présent si l’on veut conserver le libre arbitre malgré le monisme.

 

Où tout cela nous laisse-t-il ? Nulle part. Il est impossible de déterminer de façon scientifique si nous possédons une part de libre arbitre ou non. Je ne peux donc donner, pour conclure ce chapitre, que mon intime conviction comme le jury au tribunal, sans certitude absolue.

 

L’homme est beaucoup moins libre qu’il ne le pense et les décisions que nous imaginons prendre en toute liberté sont bien souvent prédéterminées par nos chromosomes. Dans la première partie de ce livre nous avons parlé des instincts intertribaux qui conditionnent nos comportements tant individuels que sociaux. Mais il y a beaucoup d’autres instincts qui eux aussi déterminent nos actions : dans nos comportements nous sommes essentiellement un amalgame d’instincts irraisonnés. Pourtant in fine je suis convaincu moi aussi que le libre arbitre existe. Tout en moi le dit. Comment sinon l’homme intellectuel aurait-il pu faire évoluer la pensée dans la direction humaniste ? Sans cela, comment expliquer Einstein, Mozart ou Bertrand Russell ?

 

Je voudrais ajouter la considération suivante. Le cerveau est d’une complication énorme. On estime qu’il contient cent milliards de neurones. Il y aurait mille fois plus de connexions neuronales (c.-à-d. de synapses) encore. Ces nombres sont tellement énormes que nous ne parvenons plus à nous les représenter. Pour donner deux chiffres un peu plus à notre portée : durant les semaines qui entourent la naissance, le bébé fabrique 40.000 synapses par seconde, et un millimètre cube de notre cerveau en contient six cent millions. Le bébé homme naît avec tous ses neurones. Ceux-ci sont équipés d’une part de dendrites qui amènent les impulsions vers le corps du neurone et d’axones qui envoient des impulsions vers les autres neurones. Des dendrites et des synapses se créent et disparaissent durant toute notre vie, et notre activité cérébrale joue un rôle majeur dans cette évolution. La complication du fonctionnement du cerveau, le processus de création et de disparition de dendrites et de synapses dépassent largement notre entendement. Cela peut paraître une simplification extrême, mais ne peut-on considérer que cette complication du cerveau, combinée au fait qu’il se modifie sous l’influence de nos sens donc de notre environnement, est l’âme même d’une chose que nous ne comprenons pas, ne comprendrons jamais, mais qui ressemble fort à de la liberté intellectuelle ? Cette fabuleuse construction évolutive n’est-elle pas l’essence même de notre libre arbitre ? N’est-ce pas cette extrême complication qui nous donne des allures d’êtres libres et pensants ?

 

Cette fonction – qui n’est peut-être pas vraiment libre mais qui ressemble à s’y méprendre à du libre arbitre – ne s’exprime pas souvent, pas du tout même chez la plupart des hommes. Mais elle parvient parfois à contrôler nos instincts : c’est là le point important.

 

Dans les quatre chapitres qui suivent nous allons regarder quelques exemples concrets de l’influence de nos instincts intertribaux d’une part et de ce que nous pensons être notre libre arbitre d’autre part sur nos comportements.

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8. LE NATIONALISME

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                                                                                                                                          Aux armes citoyens, Formez vos bataillons,

 

                                                                                                                                           Marchons, marchons !

 

                                                                                                                                           Qu’un sang impur Abreuve nos sillons !”

  

                                                                                                                                                                       extrait de la Marseillaise

 

 

 

 

                                                                                                                                                                              “Le nationalisme est une maladie infantile.  Il est la rougeole de                                                                                                                                                                                                 l’humanité.”

 

                                                                                                                                                                           Albert Einstein

 

 

 

 

Le Petit Robert donne deux définitions fort différentes du mot “Nation”. Les mots importants pour notre propos sont mis ici en italiques. La première est: “Groupe humain constituant une communauté politique, établi sur un territoire défini ou un ensemble de territoires définis, et personnifié par une autorité souveraine.” La deuxième est: “Groupe humain, généralement assez vaste, qui se caractérise par la conscience de son unité et la volonté de vivre en commun.” La première décrit l’état de droit, l’Etat qui normalement a un siège aux Nations Unies et qui y vote sans nécessairement tenir compte des sentiments de ses habitants. La deuxième s’attache au sentiment des habitants. Le plus souvent les deux se recouvrent car l’homme a souvent le sentiment d’appartenir à la nation dont il fait partie. C’est le cas par exemple pour la plupart des Français, Américains ou autres Brésiliens. Pour notre propos, c’est la deuxième qui nous intéresse.

 

Le nationalisme tel que nous le connaissons aujourd’hui en Occident est un phénomène moderne qui apparaît à la fin du 18ième siècle. A première vue cela semble plutôt surprenant. La révolution humaniste place l’individu au centre des préoccupations, alors que le nationalisme l’ignore et ne considère que le groupe auquel chacun appartient de droit. Cette appartenance est automatique et indépendante de nos qualités personnelles. Dutroux “est” belge et Landru “est” français.

 

La première explosion nationaliste a lieu en France lors de la grande révolution. D’un côté les révolutionnaires sont conscients de l’universalité de leur message et veulent répandre la liberté, l’égalité et la fraternité partout dans le monde comme des missionnaires, mais de l’autre ils sont viscéralement attachés à leur patrie que glorifie la Marseillaise, dont le texte est d’une agressivité nationaliste étonnante. D’où viennent ces bras vengeurs ? De qui et de quoi faut-il absolument se venger ? Qui est le propriétaire de ce sang impur qui implique que le sang français serait pur ? Ce nationalisme romantique et violent s’est répandu à travers toute l’Europe et dans toutes les classes de la société.

 

L’individualisme de la Révolution Humaniste contredit nos instincts primaires de chasseur-cueilleur tribal et nous avons ici un nouvel exemple de la contradiction dont nous avons décrit les fondements au chapitre 4. Nous avons donc construit une double attitude. Pour compenser l’atteinte individualiste à nos instincts, nous idéalisons le culte de la tribu. Nous sommes individualistes, ce qui satisfait notre esprit et en même temps nous sommes nationalistes ce qui satisfait nos instincts.

 

Ce nationalisme envahit la politique et la première guerre mondiale en est un exemple aussi horrible que typique. Il a envahi mon pays la Belgique qu’il est en train de déchirer de façon aussi stupide qu’inutile autour d’une question purement linguistique. Les politiciens en soif de pouvoir et en manque de programme y trouvent régulièrement un moyen d’atteindre un public peu réfléchi mais hélas bien nombreux. Mais le nationalisme ne se cantonne pas au seul politique. On le retrouve également sous forme plus subtile dans les milieux intellectuels, par exemple dans l’art. Citons la musique. Le 19ième siècle musical voit la naissance des “écoles nationales”, telles l’école allemande (de Beethoven à Richard Strauss), russe (Moussorgsky, Rimski-Korsakov), tchèque (Smetana, Dvorak, Janacek), hongroise (Liszt, Bartok), polonaise (Chopin). Ces compositeurs s’inscrivent dans des organisations nationalistes, s’intéressent au folklore et tentent de créer une musique typiquement nationale. Le mariage artistique du romantisme et du nationalisme a quelque chose d’étonnant. Qui dit romantisme dit individualisme: c’est l’individu qui se sent incompris et qui en est malheureux jusqu’à la jouissance (Beethoven en est un exemple type.) Mais ce même romantique s’immerge dans le mouvement nationaliste où il se noie avec délices dans le sentiment tribal. Ces compositeurs ont créé des chefs d’œuvre hors du temps, cela ne fait pas le moindre doute, mais ils en auraient certainement créé d’aussi superbes sans le nationalisme, comme Bach, Mozart ou Haendel l’ont fait. Remarquons simplement l’aspect envahissant du phénomène.

 

Cette coexistence entre deux contraires – le libre arbitre et l’instinct tribal – a pourtant ses limites car il est souvent impossible de suivre les deux à la fois, particulièrement lorsqu’une menace quelconque se précise. L’homme moyen ne fait alors plus usage de son libre arbitre mais plonge sur ses instincts: par deux fois déjà cela s’est terminé en guerre mondiale.

 

Heureusement le monde occidental semble évoluer dans la bonne direction, du moins dans le long terme. Notre nationalisme s’est élargi et nous acceptons volontiers la présence d’autres Occidentaux chez nous. Nous traitons pourtant toujours différemment les autres origines. Ceux qui veulent que les étrangers “rentrent chez eux” devraient au moins être conséquents avec eux-mêmes et avoir l’honnêteté de suggérer que tous les Occidentaux qui travaillent dans le tiers-monde devraient, eux aussi, “retourner chez eux”. Ils ne se rendent probablement pas compte de l’impact économique que cela entrainerait. Mais nos instincts sont clairs: nous sommes libres d’aller faire chez les “sous-développés” ce que bon nous semble, sans toutefois qu’ils aient le moindre droit chez “nous”.

 

La notion de “terrain de chasse” devrait, elle aussi, évoluer. Ce qui compte aujourd’hui est moins la surface – le nombre de mètres carrés – du territoire que les parts de marché. Un désert, quelle qu’en soit la superficie, n’est important que s’il contient du pétrole. Les pays les plus petits ‑ la Suisse, Monaco, le Liechtenstein ‑ sont souvent les plus riches, et les immenses pays, l’Ethiopie par exemple, sont parfois bien pauvres. Les frontières ne sont plus des obstacles au commerce, le monde entier est devenu un immense “terrain de chasse.” Pourtant, instinctivement, la notion de surface de terrain reste importante. Des peuples s’entre-tuent pendant des années pour quelques bandes de terre parfois complètement arides. Un exemple typique à cet égard est le Kosovo. Economiquement le Kosovo est la partie la plus pauvre de l’Ex-Yougoslavie. Il possède bien quelques minerais, mais ce sont justement ceux dont les prix ne font que chuter. Pour le reste, on y trouve des moutons et des pauvres. Pourtant cette surface de terrain a coûté une guerre effroyable et a produit des “nettoyages ethniques” d’une horreur indescriptible. Cela n’a aucun sens économique. Mais pour les Serbes, le Kosovo est un symbole national. En effet, si le Kosovo est aujourd’hui habité en majorité par des populations de souche albanaise, il est considéré par les Serbes comme le berceau de leur peuple. Ils ont fait de leur cuisante défaite de Kosovo Polje en 1389 contre les Ottomans le symbole de la résistance serbe. Citons comme autres exemples la guerre des Malouines ou l’épisode tragi-comique de l’îlot Persil, un rocher inhabité à quelques centaines de mètres de la côte marocaine, qui a perturbé les relations entre l’Espagne et le Maroc. Lorsque deux groupes combattants acceptent un compromis, les frontières sont généralement l’élément le plus difficile à négocier. En Bosnie, la carte géographique a longtemps fait obstacle à un accord de paix, qui a finalement dû être imposé par les forces internationales au moyen de bombardements. En Belgique, pourtant située au cœur du monde occidental, le mot d’ordre Flamand est qu’il ne faut pas abandonner un millimètre de “terre flamande”. Depuis un siècle, une part importante de l’énergie politique se perd en querelles linguistiques stériles et empêche souvent que de bonnes solutions à des problèmes puissent être acceptées. Quelle qu’en soit la valeur, il est hors de question d’abandonner une parcelle de territoire, aussi infime soit-elle, comme au temps des chasseurs-cueilleurs. L’homme est prêt à faire beaucoup de concessions, mais pas dans la superficie de ce qu’il considère être sa Nation. Le nationalisme ne fait pas appel à la raison, il fait appel à nos instincts ancestraux.

 

Le nationalisme instinctif entrave la démocratie et ne peut que miner les progrès de nos sociétés. Pourtant un nationalisme modéré est aujourd’hui généralement considéré comme “bon”. La Grande Bretagne a récemment recréé le parlement d’Ecosse local alors que les parlements anglais et écossais avaient été réunis à Londres avec l’accord des Ecossais il y a trois siècles – en 1707 plus précisément – et a créé pour la première fois un parlement gallois. Cette décentralisation vers des entités dites culturelles est fort à la mode. Nous pouvons donc nous poser la question: est-ce qu’un nationalisme contrôlé par le libre arbitre peut présenter des avantages dans notre monde post révolutionnaire?

 

Depuis des millions d’années l’homme et, avant lui, l’ancêtre arboricole dont il descend, vit en tribu. Il est fondamentalement social et a besoin en permanence de contacts humains. Il vit en ménage et si celui-ci éclate il en est profondément perturbé. Il fréquente ses amis et sa famille proche et est souvent féru de recherche ancestrale. Ce cercle proche de famille et d’amis est petit. La tribu ancestrale de chasseurs-cueilleurs qui a façonné nos instincts était, elle aussi, très petite : quelques dizaines de familles au plus. D’après Desmond Morris dans Le Singe nu, la dimension moyenne de notre carnet d’adresses correspond à la taille des anciennes tribus de chasseurs-cueilleurs.

 

Fonctionnellement aussi l’homme moderne a toujours besoin des autres. Du temps où nous étions chasseurs-cueilleurs chaque individu était capable de remplir toutes les fonctions dans la tribu. Chacun pouvait jouer le rôle de rabatteur de gibier, être à la réception pour le tuer, fabriquer une trappe ou cueillir des fruits. Certains étaient tout au plus meilleurs que d’autres dans certains domaines. La spécialisation ne différenciait que les rôles joués par les hommes et les femmes. Nous reviendrons sur ce point au chapitre 10. Dès la sédentarisation les tâches à accomplir se diversifient de plus en plus et la spécialisation devient indispensable. La vie moderne est tellement compliquée que le groupe doit être de plus en plus grand pour y retrouver tous les métiers dont nous avons besoin. Même d’un point de vue purement pratique, il serait absurde d’imaginer que l’homme puisse vivre seul. Il est condamné à vivre en groupe.

 

Nous avons hérité nos frontières nationales actuelles de l’histoire. Elles se sont mises en place lentement, sans la moindre logique, au gré des guerres et du sort aléatoire des princes qui nous gouvernaient. Il suffit de regarder le tracé absurde des frontières sur une carte européenne pour s’en convaincre. Un meurtre a récemment été commis dans une maison coupée en deux par la frontière belgo-hollandaise. Les polices et magistrats des deux pays sont obligés d’avancer avec une prudence de Sioux pour éviter que, lors du futur procès, les avocats ne puissent bloquer la justice à cause de problèmes frontaliers de forme. A priori, il est peu probable que les nations établies à l’intérieur de telles frontières correspondent aux besoins du monde moderne, du monde de la démocratie et de la libre entreprise dans lequel nous vivons depuis à peine deux siècles. Les nations souveraines telles qu’elles existent aujourd’hui sont donc mal adaptées à la situation. De plus la libre entreprise n’a que faire de frontières qui, pour elle, ne sont que des barrières inutiles.

 

Faut-il pour autant supprimer toutes les frontières et toutes les nations? La question peut sembler irréaliste. N’empêche qu’elles sont en train de se modifier lentement mais inexorablement. En Europe particulièrement, les pays sont en train de céder de plus en plus de pouvoirs à l’Union Européenne, abandonnant de fait une partie de leur souveraineté. Des traités internationaux, tels le GATT ou L’OTAN, ne permettent plus aux nations d’agir librement et comme bon leur semble dans certains domaines. Tous ces transferts de souveraineté constituent des brèches dans les frontières nationales.

 

Outre les frontières nationales, le monde moderne est organisé en cercles successifs. Chacun de ces cercles possède une frontière. Leurs membres ont chaque fois quelque chose en commun, chose qui les différencie de ceux qui vivent en dehors. L’appartenance à ces cercles entraîne des droits et des obligations et nous nous comportons de façon différente avec ceux qui y appartiennent. Enumérons-les : j’en vois sept.

 

Pour commencer chaque homme est un individu: c’est son plus petit “cercle national”. C’est un cercle important car nous sommes avant tout des individualistes poussés par notre instinct de conservation. La plupart des lois nationales s’appliquent à chaque individu séparément.

 

Ensuite, deuxième cercle, il appartient à son ménage. Il peut être célibataire ou avoir fondé une famille. Dans certaines cultures, le cercle familial comprendra les grands-parents, les oncles et tantes. Dans la culture occidentale, ce cercle est en général constitué du mari, de la femme et des enfants. Lui aussi entraîne des obligations tant légales que morales: le mariage confère un statut spécifique, les parents sont responsables de leurs enfants.

 

En troisième lieu vient la communauté locale – la ville, le village ou la commune – qui a ses règles particulières et impose des taxes, organise la police locale et le ramassage des ordures. Vient en quatrième lieu la région, la province, le canton ou toute autre entité sub-nationale. En cinquième lieu l’homme appartient à la nation. Au delà de celle-ci, sixième cercle, la plupart des grands ensembles culturels sont personnifiés par une organisation internationale. Il y a la Ligue Arabe, l’OUA (Organisation pour l’Unité Africaine), l’Union Européenne, l’OTAN et d’autres. Et enfin, septième et dernier cercle, l’homme est citoyen du monde, représenté par les Nations Unies.

 

Le cercle délimité par les frontières nationales n’est donc plus le dernier qui nous entoure, ce qui était le cas jusqu’il y a quelques décennies. Après lui il n’existait en pratique plus rien hormis quelques accords entre chefs d’état qui se défaisaient aussi vite qu’ils se faisaient. Pourtant encore aujourd’hui c’est ce cercle-là que les habitants reconnaissent le plus souvent comme représentant leur tribu. C’est probablement pour cette raison qu’il est plus visible que les autres. Pourtant il n’est pas du tout le seul, comme nous venons de le voir.

 

Bien que la nation soit aujourd’hui toujours le cercle le plus visible, on pourrait organiser beaucoup de choses aux autres niveaux. Idéalement, il faudrait appliquer le principe de subsidiarité : toute responsabilité devrait être maintenue au niveau le plus bas qui garantisse son bon fonctionnement et ce pour deux raisons. D’abord l’efficacité: il est impensable de vouloir organiser le ramassage des ordures à partir des Nations Unies ou d’y gérer l’entretien des cimetières. Ensuite, l’être humain se sent plus à l’aise dans de petits groupes et s’y intègre plus facilement. Mais ce qui doit être organisé dans un groupe plus large pour être efficace devrait l’être sans hésitation. Les nations sont incapables de contrôler le grand banditisme ou le terrorisme international. Cette responsabilité serait mieux gérée si elle était organisée de façon supranationale. L’économie est devenue mondiale et les banquiers ne s’embarrassent pas de frontières. Les crises financières successives des dernières années démontrent à souhait que les gouvernements, cantonnés dans leurs frontières nationales, sont incapables de les gérer.

 

Dans le monde tel qu’il est organisé aujourd’hui, le cercle correspondant aux nations dites souveraines est de loin le plus privilégié. Beaucoup de pays pratiquent un centralisme exagéré et décident au sommet des choses qu’ils feraient mieux de laisser à un niveau plus local. Et d’autre part, ces mêmes nations rechignent régulièrement et souvent pour des raisons instinctives à laisser des cercles plus grands prendre en charge des problèmes qu’elles ne parviennent pas ou plus à maîtriser. Ainsi la discussion en Grande-Bretagne concernant la monnaie européenne gagnerait à quitter le domaine passionnel pour rejoindre celui de l’intelligence. “Save the Pound” est devenu un slogan qui se suffit à lui-même et qui n’est soutenu par aucun raisonnement technique. Ne vaudrait-il pas mieux comparer le pour et le contre de façon raisonnée, quel que soit le résultat de cette réflexion ? Les adversaires de la monnaie européenne refusent de voir que le choix aura des conséquences économiques importantes et qu’il serait plus judicieux de baser sa position sur des arguments solides. Ils réagissent de façon instinctive et défendent la “tribu” britannique.

 

Dans la pratique il reste énormément de réticences et d’instincts primaires à vaincre avant que le monde ne soit organisé de façon rationnelle en des cercles successifs dans lesquels toute responsabilité se retrouve à un niveau raisonnable. Heureusement il y a des signes encourageants, tels la construction de l’Europe ou la timide apparition d’organisations internationales de collaboration policière.

 

L’erreur que nous commettons souvent est de nous sentir attachés à la nation de façon romantique, avec nos tripes. Notre appartenance aux cercles successifs ne doit pas devenir purement administrative, loin de là. Nous pouvons continuer à y être attachés solidement, comme nous pouvons sentir que nous appartenons à une équipe bien soudée sur notre lieu de travail, formons bloc avec l’équipe de football dans laquelle nous jouons ou avons une relation forte avec nos amis. Mais ce que nous devrions mieux contrôler est l’aspect tribal avec ses corolaires instinctifs, viscéraux et donc irréfléchis.

 

Ces instincts tribaux se “vengent” de la pression intellectuelle permanente à laquelle ils sont soumis depuis la Révolution Humaniste et reviennent sous forme cachée sans que nous ne nous en apercevions toujours clairement. L’exemple cité plus haut du “Save the Pound” est à cet égard typique. Souvent ils prennent des déguisements et se cachent sous des dénominations acceptables intellectuellement. La culture est l’un de ces concepts passe-partout avancé trop souvent pour justifier l’injustifiable. Une forme de culture est certainement essentielle à l’équilibre intérieur de l’homme. Mais ce mot a bien trop de significations – depuis la culture physique à la culture littéraire – pour pouvoir être utilisé tel quel. Les différences culturelles entre nations ou groupes ethniques sont moins grandes que nos instincts ne voudraient nous le faire croire et il existe des différences culturelles à l’intérieur des nations que nous avons tendance à gommer. Les Anglais ont honte du comportement de leurs hooligans et un intellectuel allemand est certainement plus proche culturellement d’un intellectuel espagnol ou américain que des néo-nazis au crâne rasé qui pourtant sont ses compatriotes. Les scientifiques, médecins, artistes du monde entier ont des contacts suivis.

 

Dans le cadre de notre propos, nous pouvons subdiviser la culture en deux groupes. Il y a d’abord la richesse créée par tant d’êtres humains. Il y a les progrès scientifiques, les arts populaires ou savants, les progrès sociaux etc. Cette culture-là est commune à l’humanité entière. Les musiciens chinois ou coréens interprètent merveilleusement la musique occidentale et l’impressionnisme est impensable sans l’influence des estampes japonaises. Lorsque les archéologues chinois ont découvert l’armée enterrée de statues en terre cuite de l’empereur Qin Shi Huang à Xiang, vieille de 2.200 ans, le monde entier a été enthousiasmé par leur beauté qui dépasse les frontières de temps et d’espace. Certaines habitudes locales, par exemple les habitudes culinaires, les danses folkloriques ou les styles architecturaux locaux, appartiennent à la même catégorie de richesse commune. On trouve des restaurants chinois en France et des restaurants français au Japon. Le tango n’est plus une danse exclusivement argentine et c’est Suisse Le Corbusier qui a dessiné Brasilia, la capitale du Brésil. D’un autre côté il y a tout un amalgame d’habitudes tribales que nos instincts tentent de rendre acceptables en les affublant abusivement du terme “culture”. L’excision, le droit de battre et répudier sa femme ou de l’enfermer dans un harem, méritent-ils le respect, même au nom du soi-disant multiculturalisme ? Mais il n’y a pas que ces exemples extrêmes. Ainsi la langue est elle aussi un élément qui est manipulé pour consolider un nationalisme bien primaire. Tout comme le burin et le bloc de marbre ne sont rien sans le sculpteur, la langue n’est rien sans le poète ou l’orateur. Elle n’est qu’un outil. De grands auteurs, Koestler par exemple, écrivent des chefs d’œuvres dans des langues qui ne sont pas la leur. Dans “La défaite de la pensée”, Alain Finkielkraut défend la thèse que l’acception moderne extensive du mot “culture” rompt avec l’universalisme des Lumières et les idéaux de la Révolution Française au profit d’un repli identitaire. Nos instincts ont trouvé dans la culture un outil bien pratique pour endormir notre libre arbitre, et pour parfois tenter de justifier l’injustifiable.

 

Finalement, existe-t-il un “bon” nationalisme? Dans la mesure où ce nationalisme cesserait d’être instinctif pour devenir intelligent et raisonné, la réponse semble devoir être positive. L’homme a besoin de structures autour de lui sans quoi la société deviendrait invivable. Les frontières qui l’entourent devraient être pensées de façon claire et intelligente et il n’est pas interdit de prendre en compte des éléments sociaux, ou linguistiques, ou autres, qui ne feront que rendre le fonctionnement plus souple et plus aisé.

 

L’erreur que commet le nationaliste est de partir de l’axiome que nous n’appartenons tous qu’à un seul groupe et de nier tous les autres. Nous avons hérité cette conviction du temps où nous étions chasseurs-cueilleurs et n’appartenions effectivement qu’à une seule tribu. Tous les mouvements nationalistes agissent de la même façon: ils choisissent un groupe qu’ils idéalisent et veulent isoler des autres groupes. Nous voyons dans le monde entier, et plus encore dans le tiers-monde, tous les nationalismes extrêmes et les mouvements fondamentalistes monter en puissance, considérer tous les autres groupes comme des ennemis et rêver que, seuls, ils retrouveront une hypothétique gloire d’antan. Le schéma de base est le même partout, depuis le front national de Le Pen jusqu’aux fondamentalistes d’Afghanistan, en passant par les nationalistes écossais et les extrémistes Hindous.

 

Le nationalisme trouve un écho important dans le sport dit de “haut niveau”. Les nationaux de tous les pays ont tendance à s’identifier avec leurs grands sportifs. Lorsque l’équipe nationale de football d’un pays gagne un match, c’est un peu comme si tous ses concitoyens l’avaient gagné eux-mêmes. Lorsqu’un joueur ou une joueuse participe à la finale d’une grande compétition populaire le chef de l’état concerné se sent obligé d’assister en personne à l’épreuve. Après la finale, le pays du vainqueur est en liesse et dans celui du perdant il y a ambiance d’enterrement. La façon dont la victoire a été acquise a de moins en moins d’importance et la sportivité est une qualité en voie de disparition : seul le résultat compte car il garantit la gloire nationale.

 

Dans la vie de tous les jours on retrouve une forme plus anodine de nationalisme : le port inconscient d’uniformes. Les hommes aiment être reconnus comme membres de certains groupes et adorent en porter les signes distinctifs tels épingles diverses, écharpes aux couleurs de clubs sportifs et autres. Beaucoup ont une rosette à la boutonnière, d’autres portent une cravate ou un foulard particuliers. Les religions aussi aiment les signes extérieurs de reconnaissance. Les chrétiennes portent des croix et les musulmanes des foulards. La mode vestimentaire montre à quel groupe nous appartenons. Certains portent costume et cravate, d’autres sont habillés en hippie, exposent des tatouages ou des cheveux couleur punk. Nous ne nous rendons pas toujours compte que le port d’un tel uniforme revêt parfois un aspect agressif: il affirme non seulement notre appartenance à une tribu, il montre également notre non-appartenance à toutes les autres. Citons comme exemple le foulard des musulmanes en Occident. Il est souvent mal accepté car les intolérants ressentent que, par ce port d’un uniforme, elles affirment ne pas appartenir à la même tribu et s’affirment étrangères. Instinctivement ils les traitent donc en ennemies.

 

Nous terminerons ce chapitre sur le nationalisme par deux considérations. En Occident nous manipulons indifféremment deux principes que nous considérons tous deux être démocratiques : les droits de l’homme et le droit des peuples. La charte des droits de l’homme mélange d’ailleurs allègrement les deux. Elle est implicitement écrite à l’intention des nations. Le mot nation est mentionné dans un tiers de ses articles. L’article 15 dit que tout individu a droit à une nationalité et il y a cet étrange article 29 qui dit que “L’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seule le libre et plein développement de sa personnalité est possible”. Pas de place pour de futurs citoyens du monde : le nationalisme est obligatoire. Pourtant il y a souvent contradiction entre les deux. Nous défendons le droit à l’autodétermination des peuples qu’implicitement nous considérons donc comme uns et indivisibles. Que devient le droit des individus là-dedans ? Si demain les Iraquiens optent librement et démocratiquement pour une république Islamique comme cela est probable, cela ne bafouera-t-il pas les droits individuels des intellectuels progressistes ? Le droit des peuples n’est-il pas un leurre et une conséquence directe de nos instincts tribaux et la charte des droits de l’homme ne devrait-elle pas être écrite au seul profit de l’homme individuel?

 

Enfin, tout notre système juridique est basé sur le principe par ailleurs tout à fait correct de la responsabilité individuelle. Pourtant Willy Brandt a demandé pardon pour les crimes allemands commis sous le Nazisme, Chirac l’a fait pour la participation de la république française à la chasse aux Juifs tandis qu’en Grande Bretagne existe un mouvement puissant qui exige que les Japonais s’excusent pour les crimes que leurs pères ou grands-pères ont commis dans le Pacifique. Ceci est un déni du principe de la responsabilité individuelle et une reconnaissance de la responsabilité tribale. Personne ne devrait jamais être tenu responsable de quelque façon que ce soit pour une chose qu’il n’a pas commise.


Si en général l’Occident a réussi à éliminer les coins les plus rugueux du tribalisme, il n’empêche que partout nous le retrouvons d’une façon ou d’une autre. Certains de ces aspects, comme le racisme, sont condamnables. D’autres, comme le port de vêtements particuliers, sont anodins et parfois même risibles. Tout sentiment nationaliste a hélas un aspect passionnel déraisonnable. Notre société humaniste est basée sur l’individualisme et doit continuer à l’être si nous voulons espérer ne plus tomber dans les travers du passé. Pour le tribalisme par contre ce qui compte avant tout est le groupe et l’individu se retrouve au second plan. De plus, les passions nationalistes ne font qu’exacerber les problèmes sans apporter la moindre solution aux problèmes de société. Tout cela est donc contre-productif et empêche le développement harmonieux de la société.

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9. LA RELIGION

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                              “In the year thousand at the assembly of the parliament, Althingi, the                                                                                                                                       Icelandic nation was divided by a deep rooted division about religion                                                                                                                                     and the future of the nation. The chieftain and speaker of the law then,                                                                                                                                   Thorgeir of Ljosavatn ‑ a heathen himself ‑ called the parliament                                                                                                                                                together and spoke the famous words: “if the law is split, then peace                                                                                                                                      will  be split”. He then issued a verdict that all Icelanders should be                                                                                                                                          baptised into the Christian faith.”

 

                                                                                                                                                       (Texte installé en Anglais dans le hall de l’aéroport de                                                                                                                                                                 Reykjavik à l’occasion des festivités pour les mille ans de                                                                                                                                                           christianisme en Islande)

 

                                                                                                                               (“Lorsque le parlement, l’Althingi, s’est réuni en l’an Mil, la nation                                                                                                                                             islandaise était profondément divisée sur la question religieuse et                                                                                                                                           l’avenir de la nation. Le chef et “homme qui dit la loi”, Thorgeir de                                                                                                                                           Ljosavatn, qui était lui-même un païen, avait convoqué cette assemblée                                                                                                                                  plénière devant laquelle il prononça ces mots célèbres : “si la loi est                                                                                                                                        divisée, la paix sera divisée”. Puis il prit la décision que tous les                                                                                                                                                Islandais devaient se faire baptiser et adopter la foi chrétienne.”)                                                                                                                                              (Traduction par l’auteur)

 

 

 

 

 

 

“Je crois, donc c’est vrai.” Ce faux raisonnement est à la base de toutes les convictions religieuses. Le mot “croire” contient un élément d’incertitude et il semble pour le moins étrange que tant de gens puissent l’ignorer et, inconsciemment, tourner cette incertitude en certitude.

 

Car aucune religion ne peut être prouvée. De fait rien ne peut jamais être prouvé de façon absolue. Toute démonstration, qu’elle soit mathématique, scientifique, philosophique ou autre, part d’un certain nombre de données de base. Ces données peuvent être la conclusion d’un raisonnement précédent et les mathématiques par exemple travaillent ainsi en cascade. Mais tout à fait au départ il faut bien commencer par choisir un nombre de données qui n’auront pas été prouvées. Ces données de départ sont appelées des axiomes.

 

Citons un exemple pour fixer les idées. Descartes a voulu prouver l’existence de Dieu en partant de rien. Pour lui, ce “rien” correspondait au doute absolu. Comme point de départ de son raisonnement, il adopte donc le principe “je doute de tout”. Il en conclut qu’il y a donc une chose dont il est certain: il est certain qu’il doute, donc qu’il pense. Il continue alors avec le raisonnement célèbre: “je pense donc je suis”. De fait son point de départ est déjà faux: il ne doute pas de tout, puisqu’il sait qu’il doute. S’il doutait d’absolument tout, il douterait aussi de son doute. En outre, sa conclusion est “je suis” en d’autres mots “j’existe”. Mais dès le début de son raisonnement il utilise le terme “je” car il dit “je doute”. Son point de départ implique déjà sa propre existence et il ne prouve donc rien.

 

Tout raisonnement se base nécessairement sur un nombre de données de départ qui n’auront pas été prouvées, ne pourront jamais l’être et pourront donc toujours être contestées: une preuve n’est jamais absolue. Plus même : un raisonnement ne peut jamais être meilleur que les hypothèses de base sur lesquelles il s’appuie. En logique, l’erreur la plus communément commise est probablement que souvent le raisonnement contient des hypothèses de base implicites, non clairement citées, mais fausses.

 

La science non plus ne peut pas partir de rien. Tout scientifique fait des suppositions préalables: il choisit un nombre d’axiomes et fait des hypothèses. L’un de ces axiomes est que la nature existe et qu’elle est la mesure de toute chose. Il s’agit là d’un axiome raisonnable et difficilement contestable. Comme le dit Jacques Monod dans Le hasard et la nécessité: “La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l’objectivité de la nature”. Le scientifique choisit d’autres hypothèses aussi judicieusement que possible, en utilisant son intuition et son expérience, puis il établit sa théorie. Mais il la compare en permanence à la nature en faisant des essais. Si le résultat de ses essais contredit sa théorie, cela démontre que quelque chose ne va pas dans sa théorie. En aucun cas il ne pourra conclure que c’est la nature qui se trompe et que sa théorie est exacte. Il devra revoir sa copie, en affinant sa théorie peut-être, en vérifiant les méthodes utilisées pour faire ses essais, en modifiant ses hypothèses, ou en les abandonnant carrément comme fausses.

 

Parfois cela relève du casse-tête chinois. Une théorie peut par exemple être presque toujours correcte, mais montrer quelques petites anomalies. Cela prouve-t-il que toute la théorie est fausse? Stephen Hawking cite un bel exemple dans “A brief History of Time”. Certaines anomalies dans la trajectoire de la planète Mercure sont incompatibles avec la théorie de Newton et ont été le désespoir des scientifiques pendant deux siècles. Elles furent expliquées par la théorie d’Einstein qui, dans ce domaine, est un affinement de celle de Newton. Soulignons simplement qu’un scientifique devrait toujours être conscient du fait que toute théorie part d’hypothèses et que donc aucune vérité n’est jamais absolue: il faut toujours la vérifier en la comparant à la nature qui nous entoure. Nous devons rester éternellement vigilants et ne pas nous laisser entraîner par l’enthousiasme de nos propres idées car toutes nos certitudes sont basées sur des hypothèses de départ, donc sur un fond d’incertitude.

 

D’un point de vue purement théorique, même l’existence de la nature est une hypothèse. Il existe en philosophie un mouvement appelé “solipsisme” qui nie l’existence de la nature et pour lequel la seule chose qui existe est l’esprit du philosophe. Cette théorie semble parfaitement ridicule, mais comment prouver qu’elle est fausse sans prendre la nature à témoin? Tout ce qu’on peut dire au solipsiste est: “votre axiome de base est faux, j’en ai un meilleur” et donc on ne peut rien prouver. On peut se demander pourquoi les adeptes du solipsisme écrivent des livres et donnent des conférences, puisqu’ils sont convaincus qu’en dehors d’eux-mêmes personne d’autre n’existe! Le philosophe anglais Bertrand Russell raconte qu’une solipsiste lui aurait écrit pour s’étonner que cette vision de la philosophie soit aussi peu répandue…!

 

Mes parents étant catholiques, j’ai fait mes études secondaires dans un collège catholique où le cours de religion était obligatoire. En rhétorique, le livre de religion commençait par un chapitre nommé “Preuves de l’existence de Dieu”. Je me souviens du sourire de notre titulaire de classe, un prêtre un peu cynique, qui donnait ce cours. Il nous a dit qu’il n’existait pas de preuves de l’existence de Dieu et que la religion était une question de “foi”. Et il a commencé ses cours au deuxième chapitre.

 

Puisque l’existence de Dieu ne peut être prouvée, elle est donc une hypothèse. Toute hypothèse devrait être comparée à la réalité pour vérifier si elle est correcte. Le croyant fait l’impasse sur ce test et par le truchement de ce qu’il appelle la “foi”, il transforme cette hypothèse en certitude. La question importante est de savoir ce qu’est cette foi qui crée des convictions, d’où elle vient et ce qu’elle représente.

 

Dans le monde la religion est omniprésente. Les phénomènes d’incroyance et d’athéisme sont très récents et se sont répandus ‑ principalement en Occident ‑ après la Révolution Humaniste. Avant cela il existe plus que probablement des athées isolés, mais ils sont plutôt rares. Cette rareté n’est peut-être qu’apparente et le résultat de la peur: il ne faisait pas bon s’opposer à la religion au temps de Socrate ou de l’astronome, mathématicien et philosophe Giordano Bruno (1548 1600) qui avaient commis le péché impardonnable d’être les esprits les plus brillants et les plus indépendants de leur temps. A peine quelques années avant la révolution française, le jeune chevalier de la Barre (il avait 19 ans) s’est fait torturer, condamner à mort et exécuter à Abbeville dans le Nord de la France pour ne pas s’être décoiffé au passage d’une procession et avoir, lors de soirées trop arrosées, chanté des chansons “impies”. Cela s’est passé en plein siècle des Lumières. Notons en passant que l’église catholique, toujours puissante et sourcilleuse, a réussi en 1926 à faire déménager la statue du chevalier de la Barre à Paris vers un coin discret.

 

Aussi loin qu’on puisse retourner en arrière dans l’histoire, on retrouve partout des signes montrant qu’une forme de religion est présente. Nous connaissons relativement bien les religions égyptienne et mésopotamienne, aztèque et inca par des textes, mais même plus loin dans le passé nous retrouvons des statuettes de déesses et des dessins rupestres qui sont probablement des supports à des incantations. La religion est tellement omniprésente dans le temps et dans l’espace qu’il semble bien qu’elle réponde à un besoin inné.

 

Les grandes religions d’aujourd’hui sont pour la plupart des religions révélées. Elles sont basées sur l’arrivée sur terre d’un homme qui a révélé aux autres hommes comment agir et penser en relation avec le pouvoir ou le principe supérieur de qui dépend leur destinée. Il y a Bouddha pour le Bouddhisme, Jésus pour le Christianisme, Mahomet pour l’Islam, peut-être Moïse pour le Judaïsme. Certains auteurs ont mis récemment l’historicité de Moïse - et d’autres personnages bibliques - en doute. Ainsi pour Finkelstein et Silberman, le vrai fondateur de la religion juive serait le roi Josiah qui a régné sur l’état de Judée à la fin du 7ième siècle. Lire à ce propos leur livre "The Bible Unearthed". Si ces théories sont révolutionnaires du point de vue de la religion juive, le nom du fondateur – qu’il soit Moïse, Josiah ou même Abraham – ne change rien à notre propos.

 

Parmi ces grands prophètes, Bouddha est le seul à ne pas baser sa conception sur l’existence d’un Dieu, ce qui fait de lui un prophète un peu à part. Toutes ces religions ont donc une origine dans le temps: la vie du “prophète”. Existent aussi des religions que l’on pourrait appeler ancestrales. Elles remontent à la nuit des temps, et tant leur origine que leur évolution initiale nous échappe. De telles religions, souvent animistes, sont encore pratiquées dans la plupart des continents. Elles sont nombreuses en Afrique, il y a les religions originelles des tribus indiennes d’Amérique, des Aborigènes d’Australie etc. Parmi elles, seul l’Hindouisme a pris l’ampleur d’une grande religion mondiale. Des religions ancestrales maintenant disparues sont à la base de notre culture occidentale (Mésopotamiens, Grecs, Romains, Egyptiens). Elles peuvent être étudiées dans des documents antiques originaux vieux de plusieurs millénaires.

 

Ces religions ancestrales nous disent la place de l’homme dans son environnement et par rapport aux dieux, nous racontent la théogonie et l’apparition de l’homme sur la terre et nous expliquent le pourquoi de toutes les misères du monde. L’homme occidental, oubliant les contradictions et inconséquences des religions modernes, a tendance à mépriser ces religions ancestrales car elles lui semblent souvent fort invraisemblables. Pourtant vues de l’intérieur elles sont toujours très cohérentes et donnent des explications sur bien des aspects de la vie. La vieille religion mésopotamienne est sur ce point fascinante. Toutes ses histoires se recoupent et se complètent de façon remarquable et dans un langage superbe. Ceci n’exclut toutefois pas les contradictions. Ainsi chez les anciens Mésopotamiens le domaine des morts est entouré de sept murailles infranchissables. Pourtant ils croyaient aux revenants qui, pour venir hanter les vivants, devaient bien franchir ces barrières infranchissables!

 

La structure de toutes ces religions se perfectionne avec le temps. La religion mésopotamienne est moins élaborée en 2500 avant notre ère à Ur que 1500 ans plus tard à Babylone. Les mythes sont réécrits plusieurs fois, des études théologiques de plus en plus poussées sont réalisées. Avant l’apparition de l’écriture (que ce soit en moins 3300 en Mésopotamie ou au 19ième siècle dans la plus grande partie de l’Afrique) il n’y a pas moyen de connaître leur contenu. On peut cependant supposer que plus on retourne en arrière, moins elles étaient développées.

 

La caractéristique la plus frappante pourtant est que toutes ces religions ancestrales sont avant tout tribales. Chaque tribu possède son dieu en chef et ses dieux secondaires, protecteurs de la cité. Personne en ces temps reculés n’imaginait qu’ils étaient universels et tout-puissants: en déplacement dans une ville étrangère, c’étaient les dieux locaux qu’il fallait craindre. La Bible reconnait implicitement ce fait. Yahvé est un Dieu sourcilleux et jaloux pour lequel le péché suprême est l’adoration d’autres Dieux. Chaque fois que les Israélites pèchent de cette façon, il se venge cruellement sur toute la nation. Pour les auteurs de ces textes, si Yahvé était tellement jaloux de l’adoration des Dieux des autres tribus par son peuple à lui, et s’il ne voyait aucun inconvénient à ce que les autres tribus continuent à adorer leurs Dieux à eux, c’est qu’implicitement ils croyaient à leur existence. Dans tout le monde antique, lorsqu’un roi soumettait une ville, il en renversait le roi, tandis que son dieu prenait la place du dieu local. De nombreux textes anciens disent littéralement: “J’ai conquis la ville X et en ai exécuté le roi. J’ai renversé la statue de son dieu et ai mis celle de mon dieu à sa place”.

 

On peut imaginer que toutes les religions ancestrales sont le résultat de la combinaison d’au moins deux éléments. Le premier est la peur du monde hostile. Il suffit d’observer le comportement d’un chien lors d’un orage pour imager les terreurs de l’homme primitif. Les forces toutes-puissantes et incontrôlables de la nature devaient être apprivoisées à tout prix. Comme le dit Desmond Morris dans “Le Singe Nu” : “… les activités religieuses se ramènent au rassemblement d’importants groupes d’individus qui exécutent des manifestations répétées et prolongées de soumission, destinées à apaiser un individu dominateur”. De fait, ce point est toujours valable aujourd’hui, même si désormais il faut parler d’avantage de la crainte de l’inconnu que de la terreur de l’orage. Comme l’a dit Jacques Monod dans "Le Hasard et la Nécessité", il faut du courage pour regarder en face le froid et le vide de l’univers.

 

Le deuxième élément est lié aux lois de l’évolution. Les croyances doivent être partagées par tous les membres de la tribu. Les terreurs sont profondes et les dangers de la nature omniprésents. La vie est précaire et plus d’une tribu disparaît sans autre raison qu’un petit dérèglement ou un petit accident. Dans l’environnement hostile, il est donc essentiel que la tribu soit aussi soudée que possible. Des divergences de vue dans un domaine aussi délicat que ces terreurs superstitieuses mettent en péril l’unité et l’équilibre du groupe tout entier qui risque alors plus que d’autres de disparaître. A la longue, le besoin d’unité religieuse au sein de la tribu devient instinctif: toute religion primitive est nécessairement tribale. Comme le disait Thorgeir de Ljosavatn “si la loi est divisée, la paix sera divisée” ou comme l’écrit Desmond Morris, toujours dans Le Singe Nu : “…la religion s’est révélée extrêmement précieuse pour aider à la cohésion sociale et sans doute notre espèce n’aurait-elle pas pu progresser sans elle”. Le professeur de Duve formule la même idée, toujours dans "A l’écoute du vivant" déjà cité, quand il dit que “Fort probablement, les groupes humains qui croyaient en quelque chose avaient-ils plus de chances de survivre et de propager les leurs que ceux qui ne croyaient en rien. Que l’objet de leur croyance fût ou non vrai était sans importance”.

 

A un moment indéterminé dans la nuit des temps, le chaman – l’homme qui est en contact avec les puissances supérieures et qui seul peut les apaiser – devient un deuxième pouvoir dans la tribu, à côté du chef de la chasse. Toutefois son pouvoir est différent. Son autorité n’est pas active comme celle du chef qui donne des ordres pendant les moments de crise. Elle est plus occulte et sera exercée d’après ses capacités personnelles. Mais on peut imaginer qu’on le consulte chaque fois qu’il y a risque d’interférence avec les esprits. Ainsi il est appelé pour chasser les démons qui rendent les hommes malades ; il est consulté avant toute entreprise importante afin de connaître les intentions des puissances supérieures ; et parfois il prend l’initiative de clamer leur mécontentement.

 

Après la sédentarisation et le développement intellectuel qui s’ensuit, les convictions anciennes semblent de plus en plus périmées et une pensée nouvelle devient indispensable. Les premiers philosophes et les premiers penseurs religieux verront le jour en un laps de temps relativement court : un bon millénaire. Le véritable renouveau vient des philosophes. Ce sont eux qui, depuis Thalès, tracent la voie qui mènera finalement à la Révolution Humaniste et au monde que nous connaissons. Parmi ces penseurs il y en a des meilleurs d’Epicure à Bertrand Russell, et de plus contestables de Platon à Berkeley. Comme déjà signalé, Platon est le défenseur de cette horreur qu’est la dictature absolue. Berkeley, qui est à la base du solipsisme, est pour moi l’exemple type de l’inventeur de la pensée inutile.

 

Certains philosophes plus que d’autres se laissent guider par leurs instincts, mais tous participent d’une façon ou d’une autre au progrès de la pensée occidentale. Leur grande qualité est de reprendre toute la pensée humaine à zéro, en faisant table rase des préjugés antérieurs. Les religions n’échappent pas non plus au mouvement général. Mais leur action est nécessairement plus limitée car, en acceptant l’existence de dogmes, elles se condamnent à un certain immobilisme. Elles connaissent pourtant de grands penseurs révolutionnaires. Les philosophies n’ont pas toujours échappé à l’irrationnel de la foi non plus. Les deux exemples les plus récents, et les plus dramatiques, sont le Communisme et le Nazisme. Tous deux sont basés sur des théories philosophiques, mais tous deux les ont transformées en certitudes et en ont fait des “credo”, avec toutes les conséquences que nous connaissons. Plusieurs penseurs considèrent d’ailleurs que ces mouvements sont des religions sans Dieu.

 

Le rénovateur le plus étonnant est probablement Bouddha qui se trouve quelque part à mi-chemin entre le penseur religieux et le philosophe. Dans son enseignement, point de trace de Dieu. Le Larousse définit la religion comme “Ensemble d’actes rituels…….destinés à mettre l’âme humaine en rapport avec Dieu” : sans Dieu pas de religion. Pourtant le Bouddhisme est généralement considéré comme une des grandes religions de ce monde et il possède d’ailleurs des caractéristiques qui en sont typiques. Il connait des moines, des monastères, des prières, mais surtout il énonce une série de “credo”, entre autres celui de la réincarnation. Après la mort de Bouddha ses enseignements sont en tout cas transformés en dogmes. D’un autre côté par contre, Bouddha met l’accent sur la pensée individuelle et philosophique et certaines de ses doctrines valent la peine d’être étudiées plus en profondeur.

 

Les autres religions révélées suivent un parcours bien différent. Commençons par la plus ancienne: le Judaïsme. Bien que numériquement assez petite, elle a eu une influence importante sur deux religions majeures: le Christianisme et l’Islam. Son livre sacré, la Bible, est avant tout une épopée: c’est l’histoire du “peuple élu” et de ses démêlés avec son Dieu.

 

Au fur et à mesure que l’histoire du peuple Israélite se déroule, on peut voir une importante évolution dans le contenu philosophique de la Bible. Au début, Yahvé est un Dieu guerrier et sanguinaire qui préside à la conquête de la terre promise au profit de “son” peuple: il est le garant du terrain de chasse. Les peuples conquis sont exterminés, femmes et enfant compris, pour la seule et unique raison qu’ils ne sont pas Israélites, application directe des instincts de base tribaux. Citons un exemple parmi les dizaines que contiennent les premiers livres de la Bible : “Le seigneur exauça les prières d’Israël, et lui livra les Cananéens, qu’il fit passer au fil de l’épée, ayant détruit leurs villes ; ” (Nombres XXI 3.) Bien plus tard ‑ pour être précis à partir de la déportation vers Babylone ‑ les prophètes commencent à donner une interprétation plus nuancée des désirs de Yahvé. Mais jusqu’au bout, et encore aujourd’hui, le Judaïsme reste une religion purement tribale, destinée à garantir au peuple la terre qui le nourrira et dont toutes les autres tribus doivent être éliminées. Il est utile de se souvenir de cela pour comprendre certains aspects des problèmes en Israël.

 

Le Christianisme puis l’Islam tenteront de briser ce carcan tribal et de devenir des religions universelles, ce qu’ils réussiront à faire jusqu’à un certain point. Tous deux partent par missionnaires interposés – le plus souvent à la suite de troupes conquérantes – à la conquête du monde pour le convertir à la vraie foi, au-delà de toutes les barrières ethniques. Dans la pratique pourtant, ces religions restent un ciment tribal, la soudure qui fait qu’une tribu se sent une vraie tribu. Les quelques vues plus larges de certains de leurs fondateurs se retrouvent noyées dans les instincts de l’homme. Le Christianisme accepte toujours la Bible comme étant la parole de Dieu malgré son tribalisme primitif et le fondateur Jésus dit même textuellement qu’il ne faut pas changer une lettre à la loi de Moïse. L’Islam, pour sa part, reprend l’héritage oral des tribus de la péninsule arabique dont Mahomet est issu (il ne subira qu’ultérieurement l’influence du Judaïsme.) Tant le Christianisme que l’Islam ont comme base une tradition tribale qui ne sera jamais gommée.

 

Dès la sédentarisation, le pouvoir temporel comprend que pour posséder le pouvoir suprême, il faut s’associer au pouvoir spirituel. Peu de traces de ce cumul chez les tribus de chasseurs-cueilleurs, mais on le retrouve dans certaines tribus sédentarisées primitives. Jacques Maquet décrit de façon détaillée la royauté sacrée dans les villages de la région des grands lacs d’Afrique telle qu’il l’a vue dans la première moitié du 20ième siècle. Dès les premiers récits historiques, nous voyons les prêtres rois et les rois divinisés apparaître. Jules César était également grand pontife ou grand prêtre. Là où ces deux pouvoirs ne sont pas réunis dans la même personne, ils travailleront la main dans la main : le pouvoir temporel se fera l’allié du pouvoir spirituel et vice versa, faute de quoi il y aura de graves problèmes. Ainsi l’empereur allemand Henry IV dût faire pénitence en 1077 à Canossa où il fut obligé de rester pieds nus dans la neige pendant trois jours pour que le Pape Grégoire VII retire son excommunication. Au 14ième siècle avant notre ére, Akhnaton introduisit une nouvelle religion monothéiste en Egypte contre l’avis du clergé. Ceci amena des troubles dans le pays et ses successeurs immédiats - le bien connu Toutankhamon et Aï - furent obligés de réintroduire les anciennes croyances. Comme tentatives plus récentes de rassembler pouvoir temporel et spirituel, on peut citer la création de l’église anglicane et même les papes d’Avignon. Moïse et Mahomet étaient avant tout des conquérants et la plupart des historiens sont d’avis que Jésus a été condamné pour les aspects temporels importants de son action.

 

La fonction tribale de la religion se retrouve un peu partout dans le monde, depuis la Bosnie jusqu’en Indonésie. Il n’y a dans la tête du pasteur Ian Paisley, pasteur dans l’Eglise Presbytérienne libre d’Irlande du Nord et leader des extrémistes protestants, aucune différence entre nationalisme et religion. Il mène une croisade contre les infidèles catholiques tout en défendant la classe dirigeante protestante qui aurait beaucoup à perdre d’un partage du pouvoir. Immédiatement après les attentats de Manhattan le 11 septembre 2001, le sens religieux nationaliste des Américains s’est réaffirmé. Le président Bush appelle tous les peuples à s’unir avec lui pour combattre le terrorisme, mais il termine tous ses discours par un “God bless America”. Pour sa croisade il lui est nécessaire de rassembler tout le peuple américain derrière lui, uni jusque dans sa foi religieuse.

 

Sous forme plus anodine, nous retrouvons ces aspects tribaux partout dans nos religions. Les fêtes nationales sont caractérisées par deux grandes festivités: un défilé militaire, et une cérémonie religieuse. Lors des deux guerres mondiales, les Allemands sont partis en guerre avec le “Gott mit uns” sur leurs ceinturons. Dans toutes les églises de la chrétienté, on retrouve les tombaux de chefs de guerre, des drapeaux nationaux et des plaques commémorant les soldats tombés “pour la patrie”. La séparation de l’Eglise et de l’État semble bien difficile à réaliser, même dans les pays démocratiques. Les présidents des Etats Unis prêtent serment sur la Bible quelles que soient leurs convictions personnelles et l’hymne national américain dit “God bless America”. Comment peut-on demander à un dieu universel de devenir nationaliste en protégeant une nation particulière, indépendamment des actions des individus qui la constituent? Plusieurs pays ont des partis politiques à dénomination religieuse, tels les divers “Partis Démocrates Chrétiens” en Europe qui y maintiennent la pression de leur religion sur la vie publique. On retrouve des symboles religieux dans les mairies, dans les tribunaux et dans les écoles. Les fêtes religieuses de la religion dominante sont des jours de congé nationaux. Bref, dans la pratique, la religion reste liée à la tribu. N’est-il pas étrange que deux fractions de la même religion chrétienne – le Protestantisme et le Catholicisme – sont invoquées en Irlande du Nord pour justifier la guerre civile tribale, alors que toutes deux prétendent avoir une vocation pacifique et universelle? Sainte Jeanne d’Arc, à qui un Dieu anglophobe ordonne de “bouter les Anglais dehors“ et de mettre le “gentil roi de France” sur le trône, est une héroïne nationale française. Très officiellement, le Royaume Uni a une “Church of England”, une “Church of Scotland” et une “ Church of Ireland” et à la fin des championnats du monde de football 2002, l’équipe victorieuse au grand complet s’est mise à genoux au milieu de la pelouse pour remercier Jésus et la Vierge de leur victoire. Le Dieu chrétien serait-il supporter de l’équipe du Brésil ?

 

Les religions sont aussi des phénomènes sociaux. C’est tous ensemble que l’on va au culte et dans le village, celui qui n’y va pas se fait montrer du doigt. On appartient à une religion parce que ses parents y appartiennent et on est éduqué dans ses principes. Dans toutes les religions, des cérémonies sont organisées aux grandes étapes de la vie : naissance, puberté, mariage et mort. Elles sont accompagnées de réjouissances: ce sont des événements sociaux importants.

 

Tout ceci pointe dans la même direction: la foi qui transforme les hypothèses en certitudes est un instinct social hérité de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. Pour appartenir à une tribu, il faut en partager les croyances. Tout n’est évidemment pas mauvais dans les religions. La plupart d’entre elles ont un fond moral respectable hélas peu appliqué. Elles se contentent le plus souvent de garantir une certaine stabilité dans la société, généralement en soutenant le pouvoir des dirigeants contre les demandes du peuple. Cette stabilité est souvent relative, et on ne voit pas bien quel fond moral est à l’œuvre dans les assassinats religieux en Algérie, en Irlande, en Bosnie, aux Philippines ou en Indonésie, ni hier dans l’Inquisition, la chasse aux sorcières, les croisades ou les guerres de religion européennes. L’aspect positif des religions est bien vite supplanté par leur côté tribal et par leur propension instinctive à s’amalgamer aux classes dirigeantes. La seule religion qui échappe à cette règle est le Bouddhisme. Ainsi aucune guerre n’a à ma connaissance été menée en son nom. Mais il faut rappeler qu’il se trouve bien près de la philosophie au point qu’il n’est pas considéré par tous comme une religion. Même le Bouddhisme pourtant joue parfois le rôle de ciment national comme au Tibet où, jusqu’à son éviction par les communistes, le Dalaï-lama était le leader tant spirituel que temporel.

 

Dans la pratique les religions, quelles qu’elles soient, font partie de ces instincts tribaux fondamentaux qui différencient les tribus et qui en maintiennent l’identité. A ce propos, le professeur de Duve déjà cité dit, toujours dans A l’écoute du Vivant, que “La foi n’aurait pas son pouvoir sans la crédulité humaine, probablement retenue par la sélection naturelle pour la même raison qui fait qu’il y avait plus d’avantages à croire en quelque chose qu’il n’y avait de désavantages à se laisser berner. (…) il n’est pas douteux que l’aptitude à croire est beaucoup plus puissante que la capacité d’écouter la raison.”

 

La foi est un moyen de transformer une hypothèse en certitude, sans devoir jamais la remettre en question et sans devoir la contrôler. L’histoire montre que l’on peut avoir foi en n’importe quoi, depuis le nazisme jusqu’au fondamentalisme. Quelqu’un qui n’a aucune “foi” n’est par contre jamais absolument certain de rien. On tue et on torture pour des certitudes, pas pour des hypothèses. Cette certitude mène bien souvent à l’immobilisme. Toutes les grandes idées de notre monde occidental moderne – la démocratie, la libre entreprise, la libération de la femme, l’éducation pour tous, la justice démocratique, la justice sociale, la contraception et plus récemment le combat pour le droit à l’euthanasie – ont trouvé leur origine dans la pensée libre, jamais dans la religion. Au contraire, initialement, les religions chrétiennes s’y sont toutes opposées, depuis le refus des prêtres de prêter serment à la première constitution française (car le prêtre devait obéissance aux lois de Dieu, pas à celles des hommes), leur opposition à l’éducation des classes inférieures (car pour avoir la foi pas besoin de connaissances, au contraire) et aux mouvements ouvriers (car la place de chacun dans la société est voulue par Dieu), jusqu’à leur opposition à l’euthanasie. Comme exemple citons ce mandement de carême de Mgr d’Astros, archevêque de Toulouse, datant de 1872, un an après l’écrasement dans le sang de la Commune de Paris : “L’inégalité des conditions, objet de tant de blasphèmes, est, il est vrai, la loi fondamentale de la société: sans elle les arts et les sciences, l’agriculture périraient infailliblement, et tous, nous serions privés des choses les plus nécessaires de la vie. Cette loi entre dans les décrets de la sagesse divine qui a voulu offrir aux riches, dans la souffrance des pauvres, l’occasion des plus généreux sacrifices, aux pauvres dans les bienfaits des riches un puissant motif de reconnaissance et d’amour et resserrer ainsi l’union de la société humaine par le double lien des bienfaits et des besoins. ”

 

Il faut constater que dans un deuxième temps, lorsque les grandes idées émancipatrices se sont implantées malgré l’opposition des religions, celles-ci les ont le plus souvent efficacement récupérées. Mais le progrès n’est jamais venu de la religion, toujours du libre exercice d’une pensée dégagée de toute croyance, donc de toute certitude.

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10. LA ROYAUTE

 

 

 

 

“Truly I desire the people’s liberty and freedom as much as anybody whomsoever; but I must tell you their liberty and freedom consist in having of government those laws by which their life and their goods may be most their own. It is not for having a share of government.”

 

Charles I d’Angleterre au pied de l’échafaud

 

 

(“En vérité, je désire la liberté du peuple autant que quiconque; mais sachez que cette liberté consiste à recevoir des lois, octroyées par l’état, grâce auxquelles le peuple sera maître de sa vie et de ses biens; et non pas de prendre part aux affaires de l’état.”) (traduction de l’auteur)

 

 

 

 

 

 

Le roi est le descendant direct du chef des premières tribus sédentarisées. En l’absence de documents historiques il est évidemment impossible d’étudier l’origine de l’institution royale. Toutefois, en extrapolant les comportements dans des tribus primitives contemporaines ou étudiées dans un passé récent il est possible de s’en faire une bonne idée. Il faut le faire avec beaucoup de circonspection car ces tribus risquent d’avoir été en contact avec notre civilisations et ont en toute probabilité été influencées par elles; il est donc fort possible qu’elles ne se conduisaient déjà plus tout à fait comme les tribus du néolithique. La relation entre le chef et les membres de la tribu ne sont donc pas nécessairement les mêmes qu’elles l’étaient à l’origine.

 

D’autres études peuvent également nous éclairer. En psychologie, plusieurs chercheurs ont fait des tests et essais qui éclairent l’obéissance au chef de façon parfois surprenante, tels celui déjà cité de Milgram sur la torture. Mais nous pouvons également nous inspirer du comportement des enfants.

 

Plus les enfants sont jeunes, moins ils sont influencés par leur éducation et plus leur comportement sera instinctif, plus encore en l’absence d’adultes. Ainsi à l’école, il y a dans les cours de récréation un ou plusieurs élèves – rarement le premier aux examens – qui est le leader naturel d’un petit groupe d’enfants. Son autorité est incontestée, sauf parfois par un nouvel élève qui a la même autorité naturelle. Se déroule alors un combat des chefs auquel les autres ne se mêlent pas, et qui décidera qui sera le leader à l’avenir. L’autorité de ces petits chefs est très grande et les groupes ont généralement tendance à les suivre docilement. C’est à eux qu’un enfant ne faisant pas partie de la bande doit aller demander s’il peut jouer avec eux. Etrangement la réponse sera généralement négative ce qui montre bien que dès ce jeune âge, le sens de la différence entre d’un côté la tribu et de l’autre les étrangers est déjà présente. En filigrane on voit donc déjà essentiellement les instincts intertribaux à l’œuvre: non seulement la méfiance par rapport aux étrangers, mais aussi l’autorité incontestée.

 

Dans les tribus primitives de chasseurs-cueilleurs étudiées récemment, la position de chef présente des avantages substantiels. Si tous les chasseurs reçoivent leur part de la chasse et de la cueillette, part qui tient compte du nombre de bouches dans chaque famille, les beaux morceaux reviennent au chef qui en outre à droit aux surplus. Sa hutte est située au plus bel endroit du campement et il profite d’autres petits avantages – entre autres sexuels – qui, dans une société aussi démunie, sont appréciables. Mais en général la société reste égalitaire et le comportement de chacun est assuré par une subtile pression sociale. Nous avons déjà abordé cet aspect de la vie en petites tribus. Le chef possède généralement une autorité naturelle et des compétences personnelles qui lui permettent de remplir son rôle efficacement. Après sa disparition, ce rôle est normalement repris par un autre membre de la tribu qui possède le même genre de compétences et non pas par son fils : il n’y a pas de dynasties.

 

Très rapidement après la sédentarisation, la fonction de chef devient héréditaire. Il n’est pas tellement aisé d’expliquer comment et pourquoi cette évolution s’est faite. Pourtant nous pouvons noter quelques éléments intéressants. La complication grandissante de la société mènera à une spécialisation de plus en plus poussée, spécialisation qui n’existe pas dans les tribus de chasseurs-cueilleurs. Tout père apprend tout naturellement les “trucs” de son métier à son fils. Les garçons grandissent dans leur cercle familial et apprennent automatiquement le métier du père en le voyant au travail et en l’aidant dès leur plus jeune âge. Le métier de soldat lui aussi se transmet de cette façon. Notre instinct de protection de notre progéniture aide à créer ces généalogies dans les métiers, métiers qui n’existent que depuis la sédentarisation. Nous voyons non seulement la fonction de roi, mais aussi d’autres spécialisations essentielles, la fabrication du bronze ou du fer par exemple, devenir héréditaires. La transmission d’un patrimoine de plus en plus important par l’accumulation des surplus rend le fils du roi toujours plus puissant que les autres, même s’il manque de charisme.

 

Peut-être ces éléments ne suffisent-ils pas à expliquer la création de dynasties royales. Je dois avouer ne pas avoir sur ce point d’explications complémentaires. Une chose semble pourtant claire : la royauté héréditaire n’apparaît qu’avec la sédentarisation.

 

Cette évolution vers l’hérédité existe partout dans le monde, depuis la Chine jusqu’en Amérique précolombienne en passant par l’Afrique. Elle est décrite dans la Bible. On peut y lire que le premier grand chef de la tribu toujours nomade, Moïse, prend le pouvoir de façon personnelle, charismatique. Ce n’est pas son fils qui lui succède. Après lui, d’autres chefs “charismatiques” prennent le relais, d’abord Josué puis les Juges. Certains sont efficaces, Josué par exemple, d’autres le sont moins comme Samson. Ce n’est qu’après la sédentarisation que la royauté héréditaire est établie. La Bible n’est hélas pas très claire concernant les raisons profondes qui ont poussé à ce changement. Dans un passage étonnamment antiroyaliste elle se contente de dire que Dieu l’a tolérée à l’insistance du peuple, tout en le prévenant des conséquences désastreuses que ce choix allait avoir. Par la voix de Samuel il prédit, dans un texte d’une rare lucidité, que le roi leur prendra leurs animaux, leurs fils et leurs filles et les exploitera sans limite. Mais rien n’y fera et les Israélites voudront un roi “ …qui nous gouverne. … Il nous jugera, il marchera à notre tête et il combattra pour nous dans toutes nos guerres.” (I Rois ch. VIII de 5 à 18)

 

Le pouvoir temporel du roi se combine partout avec un autre pouvoir qui est lui aussi incrusté dans nos instincts : le pouvoir religieux. C’est cette combinaison qui assure le plus haut niveau d’obéissance et qui donc garantit le mieux la sauvegarde de la cité. Nous voyons déjà ce phénomène apparaître chez les tribus nomades. On peut lire dans la Bible que les patriarches tels Abraham, Isaac et Jacob sont à la fois les interlocuteurs de Yahvé, et les chefs du clan. Plus tard Moïse aura exactement la même prérogative: Dieu lui parle directement et lui donne des instructions pour la gestion de la tribu.

 

Alors qu’avant la Révolution Humaniste, la royauté était la structure étatique que l’on retrouvait partout dans le monde presque sans la moindre exception, depuis lors un phénomène nouveau est apparu : l’existence de dictateurs. En dehors du nom il n’y a pourtant pas beaucoup de différences entre les royautés absolues et les dictatures modernes. Les dictateurs tentent même de créer des dynasties de pouvoir comme on a pu le voir en Syrie ou en Iraq. Dans le cadre de notre propos, nous ne ferons pas de distinction entre les deux.

 

L’amalgame entre l’autorité suprême, la religion et l’armée continue à exister même dans les démocraties. De nos jours encore le roi est souvent, si pas toujours, le chef de l’armée. A toutes les occasions officielles, il porte l’uniforme et les princes font des promotions éclairs, car le roi est le chef des soldats “de plein droit” et son héritier le deviendra après lui. Les présidents ou les premiers ministres élus démocratiquement ne se déguisent pas en militaires: seuls les rois et les dictateurs le font. La liaison avec la religion continue également. En pleine crise du Golfe, Saddam Hussein se faisait filmer allant prier en bon Musulman alors, que, de façon personnelle, la religion était sans doute le moindre de ses soucis.

 

Instinctivement, l’homme a horreur de remettre l’autorité du chef en question. En dehors de notre monde démocratique, le chef, une fois en place, reste en place. Arafat est resté le chef des Palestiniens depuis le début de la guerre et jusqu’à sa mort. Partout dans le monde nous trouvons des noms qui personnifient toute une tribu, depuis Castro à Cuba jusqu’à Kadhafi en Lybie. Comme dans le monde animal, un chef doit occasionnellement défendre sa position contre un jeune challenger. Mais tout comme on ne remplaçait pas un chef en pleine chasse ou en pleine bataille, on ne change pas de chef au milieu d’un conflit, ce qui explique au moins partiellement la longévité des leaders dans toutes les guerres. Cette explication n’est probablement que partielle, mais elle aide à mieux comprendre la longévité des tyrans et pourquoi Milosevic par exemple est resté si longtemps au pouvoir. Elle permet de prédire qu’en temps de crise les gens voteront en masse pour les partis extrémistes comme en Irlande du Nord, où le résultat des élections successives continue à sanctionner les partis en faveur de la paix mettant ainsi en danger tout le processus.

 

Dans le même ordre d’idées, n’est-il pas surprenant que les leaders non élus – rois ou dictateurs – ont en général une longévité politique étonnante et qu’ils jouissent de l’estime de leur peuple quelles que soient les bêtises qu’ils commettent ? Dans les démocraties par contre, l’homme politique est souvent considéré comme mauvais par définition. Quelqu’un qui ose affirmer connaître des hommes politiques courageux, intelligents, travailleurs et intègres, se fait traiter soit d’imbécile, soit de naïf, soit de vendu, mais ne convainc jamais. Le politicien occidental est en butte à tous les sarcasmes. Pourtant les résultats obtenus par les tyrans et par nos démocraties se trouvent aux antipodes. Saddam Hussein, Hitler et Karadzic ont détruit leurs pays respectifs et ont pourtant tous reçu le soutien de la population jusqu’au bout. Les pays démocratiques sont de loin les plus riches de la planète, mais régulièrement on entend des imbéciles dire “ce qu’il faudrait, c’est un bon dictateur”. Comment expliquer ce phénomène ? La position du dirigeant élu est remise en question à intervalles réguliers par des élections et il accepte ce risque d’éviction. L’élection est faite par le peuple, ce qui est probablement contraire à nos instincts intertribaux et crée une réaction négative que nous traduisons par de la méfiance alliée à un peu de mépris. De plus, c’est nous qui l’avons élu. S’il n’est pas un bon leader, nous n’avons qu’à nous en prendre à nous-mêmes. L’homme n’est pas souvent un adepte de l’autocritique et préfère nier sa responsabilité.

 

Historiquement, le pouvoir du roi et de sa dynastie ne se mettent pas en doute. La royauté est une propriété privée qui se transmet comme tout autre héritage. En 1286 le roi Alexandre III d’Ecosse se tue accidentellement alors qu’il n’avait pas de descendance directe, ses enfants étant décédés avant lui. Alors que le pays avait été plutôt calme et prospère, le problème de sa succession créera des guerres interminables entre les prétendants écossais et anglais. Le pays ne sortira de cette éternelle crise de succession que quelques siècles plus tard avec l’union des couronnes en 1603 : plus de trois siècles de guerre parce que deux familles réclament l’héritage royal sans la moindre considération pour les souffrances infligées à leurs sujets ! Avant et pendant la guerre de cent ans, les rois d’Angleterre envahissent la France pour récupérer leur juste héritage.

 

Un roi peut être fou, incompétent, cruel, égoïste, cela n’a pas d’importance : le roi est le roi. Des foules en liesse ont toujours spontanément acclamé les rois et les princes. Il suffit de voir ces gravures anciennes qui montrent de grands artistes agenouillés offrir leur œuvre au baron debout, ou de lire les flatteries ridicules que les rois de France aimaient tellement entendre et que tous les auteurs ‑ y compris des génies du niveau de Molière et de Racine ‑ ont écrites, pour percevoir à quel point l’autorité royale est indiscutée.

 

La royauté existe encore dans plusieurs pays démocratiques. N’est-ce pas une contradiction ? Dans une démocratie, tous les individus sont théoriquement égaux et ont les mêmes droits, le roi est par définition au-dessus de cela. Il y a ici également un bel exemple de la contradiction entre notre libre arbitre et nos instincts. La révolution humaniste nous a apporté la démocratie qui a de plus en plus réduit le pouvoir des rois et de la noblesse et a instauré l’égalité entre les hommes, du moins en théorie. Cela satisfait pleinement notre libre arbitre, mais laisse nos instincts sur leur faim. De là peut-être cet engouement un peu ridicule pour des familles nobles et royales, pour les amours des princes et princesses. Les hebdomadaires et mensuels qui se consacrent à la vie des “grands” se vendent comme des petits pains. Quel intérêt peut-on trouver dans ce fatras d’informations inutiles ? Pourtant des revues, des émissions radio ou télé et des livres épais sont consacrés au fait de savoir si Lady Di a été malheureuse ou pas et analysent quels sont les éléments qui l’ont influencée pour prendre telle ou telle décision dans sa vie sentimentale. Ces livres et programmes sont produits par des auteurs qui se prennent très au sérieux et qui y consacrent de longues études. Les Australiens, qui vivent aux antipodes de la Grande Bretagne, ont décidé par référendum qu’ils désiraient maintenir les liens avec la maison royale des Windsor et que la reine d’Angleterre resterait leur chef d’état officiel. En Espagne, lors du passage à la démocratie après Franco, la désignation d’un roi a permis de faire cette opération dans le calme et la paix, ce qui aurait pu être beaucoup plus difficile avec d’autres schémas. Après l’élimination du régime des Taliban en Afghanistan, certains ont préconisé d’y réinstaller la royauté!

 

Du temps des tribus chasseresses, le chef jouissait d’avantages matériels importants (toute proportion gardée évidemment) et recevait le surplus de la chasse. Après la sédentarisation, le roi et sa classe de soldats continuent tout naturellement dans cette voie. Rappelons la remarque de Jacques Maquet à propos des villages primitifs des savanes africaines “Ces surplus … permettent (au Roi) d’entretenir … surtout une suite de conseillers et d’agents d’exécution qui rendent son pouvoir effectif en le sanctionnant si nécessaire par la force.” Avec l’enrichissement de la société, les différences prennent des proportions énormes. Nous sommes impressionnés par le luxe effréné des innombrables maisons seigneuriales et châteaux anciens de nos contrées. Cette différence entre noble et roturier devait être encore plus marquée lorsque la population ne vivait pas dans le confort que nous connaissons aujourd’hui et devait se contenter de chaumières bancales au sol en terre battue. Encore aujourd’hui, les diverses familles royales comptent parmi les plus grosses fortunes au monde.

 

Le même phénomène explique peut-être les fléaux de corruption dans les pays du tiers-monde. Les dirigeants y continuent les pratiques instinctives de nos ancêtres: le peuple a droit au minimum pour vivre et le surplus va au chasseur en chef. Les potentats à travers le monde continuent à agir comme les monarques de l’ancien régime l’ont fait chez nous de façon systématique: un petit dictateur qui se remplit les poches en Afrique ou en Asie ne fait ni plus ni moins que ce que les rois et la noblesse ont fait en Europe jusqu’à la fin de l’ancien régime.

 

Cette spoliation ne se limite pas aux seuls biens matériels. Les nobles avaient pleins pouvoirs sur leurs sujets. Ils pouvaient emprisonner, torturer ou mettre à mort comme bon leur semblait. Jacques Maquet témoigne qu’il y a cent ans les roitelets africains avaient droit de vie et de mort sur leurs sujets. Le fameux marquis de Sade, fort de son titre de noblesse, abusait de ses servantes et allait jusqu’à les torturer par pur plaisir. Dans le climat d’inquiétude qui régnait juste avant la révolution française, ses pairs décident de mettre fin à ses agissements. Pas question pourtant de le condamner pour des actes qui, tout inacceptables qu’ils soient, font partie de son “droit de seigneur”. Il fut condamné, et enfermé à la bastille, pour … blasphème contre la religion.

 

A quelques rares exceptions près, le bonheur de “leur” peuple est le moindre des soucis du roi et de ses guerriers. L’ère industrielle en Grande Bretagne débute par le développement de la fabrication textile. Les nobles écossais, les chefs de clan, comprennent vite que des moutons avec leur laine rapportent bien plus que les petits fermiers qui constituent leur clan. Dans une opération appelée pudiquement les “clearances” (les “déblaiements”) ils chassent tous les membres de leur clan, souvent avec le soutien de l’église établie, sans la moindre compensation et avec une brutalité injustifiable. Les bandes qu’ils utilisent pour faire la besogne sont souvent accompagnées par le pasteur local qui leur donne leur légitimité. Ils profitent de l’absence des hommes et, dans leur enthousiasme, battent femmes et enfants, les mutilant parfois à vie. Pour empêcher tout retour, ils incendient les pauvres masures et oublient parfois, dans leur hâte, de sortir l’un ou l’autre grand-père impotent. Tout cela impunément, évidemment. Les membres de ces clans avaient pourtant vécu sur place pendant des siècles et avaient servi loyalement leurs chefs. Ces “clearances” sont à la base de la vague massive d’émigration des Ecossais vers les quatre coins du monde et expliquent pourquoi, aujourd’hui, les “Highlands” sont remplis de ruines de petites fermes et de moutons. L’histoire de ces évictions est décrite superbement dans The Highland Clearances de John Prebble.

 

 

Pour permettre l’exploitation de ses semblables, il faut que la justice soit une prérogative royale et qu’elle garantisse ce qu’on appelle l’ordre établi, terme pudique pour justifier l’exploitation des petits par les grands. La construction de palais grâce à l’exploitation systématique des paysans est chose normale alors qu’on punit de pendaison le vol d’une cuillère ou d’un pain par un pauvre.

 

Depuis le début des temps historiques, les critères pour juger un roi n’ont guère changé. Un grand roi est un roi conquérant et nos instincts nous disent qu’il apporte la gloire. Les souffrances que ces conquêtes occasionnent de part et d’autre importent peu. Napoléon a saccagé l’Europe tout en ruinant la France, Gengis Khan et Alexandre le Grand ont détruit des empires, Godefroid de Bouillon a exterminé tous les Juifs et Turcs de Jérusalem: c’est ce qui garantit leur gloire impérissable. Comme signalé plus haut, les Israélites voulaient un roi qui “combattra pour nous dans toutes nos guerres.”

 

Même les républiques ont gardé une certaine nostalgie des dynasties. Les dictateurs – Assad de Syrie, Saddam Hussein d’Iraq ou Kim il Sung de Corée du Nord – désignent leurs fils comme successeurs. Aux USA, s’il n’avait été assassiné, Robert Kennedy aurait certainement été élu président à la suite de son frère, et son autre frère Edward a été un sénateur inamovible. Le fils George W Bush a suivi l’exemple de son père pour devenir lui aussi président et son frère a été élu gouverneur de la Floride.

 

L’homme politique dans les démocraties n’est heureusement pas un chef incontesté mais est soumis au contrôle démocratique, cela est indispensable. Cependant toute critique doit être ciblée et justifiée. Ce que nous voyons hélas est une méfiance systématique, indépendante de la qualité du travail fourni car, pour l’opinion publique, tout politicien démocratique est pourri par définition. Pourtant dans ce cas également, nous retrouvons occasionnellement cet instinct de chasseur-cueilleur qui fait qu’en temps de crise, la tribu se resserre. Deux exemples récents. Après sa première élection, le président Georges W Bush devient de plus en plus impopulaire, même dans son propre pays. Suite aux attentats du 11 septembre pourtant, la population se sent menacée. Elle se ressoude donc autour de son chef. Les sondages d’opinion dans les semaines qui ont suivi les attentats montrent que brutalement plus de 90% des Américains sont convaincus que le président Bush est parfaitement capable de mener à bien la guerre contre le terrorisme. Georges Bush n’a pas changé : c’est notre instinct de chasseur-cueilleur qui, en temps de crise, nous fait resserrer les rangs autour du chef. Mme Thatcher est en perte de popularité à la fin de son premier mandat. Grâce à la guerre des Malouines, elle est réélue en juin 1983 avec une majorité rarement atteinte dans l’histoire britannique.

 

La soif d’un chef incontesté existe aussi dans les démocraties. Dès qu’un homme politique populiste un tant soit peu charismatique apparaît, il aura des adeptes, quel que soit le contenu de son message. Nous avons vu monter des Hitler et des Mussolini et en moins dramatique des Le Pen, des Haider, des Pim Fortuyn et des “Vlaams Blok”. Ils font appel à nos instincts de base et sont suivis par quiconque a besoin d’un chef indiscuté.


L’autorité absolue du roi n’a été mise en cause que depuis la Révolution Humaniste. Depuis lors nous devrions être suffisamment lucides pour ne plus suivre un leader, héréditaire ou non, de façon inconditionnelle. C’est en utilisant notre pouvoir démocratique que nous avons réussi à créer une société qui est incomparablement meilleure que tout ce qui a existé dans l’histoire du monde. Nos instincts de base sont pourtant toujours bien présents. Nous avons la nostalgie de la royauté et nous entretenons des familles royales inutiles et coûteuses, ce qui finalement n’est qu’un moindre mal et permet de satisfaire les romantiques aux gouts de midinettes. A l’autre extrémité du spectre, dès qu’un chef populiste se lève, il est suivi par la partie de la population qui n’utilise pas son libre arbitre.

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11. LA FEMME

 

 

 

 

 

 

 

“Tremblez tyrans portant culottes,

 

Femmes notre jour est venu

 

Point de pitié, mettons en botte

 

Tous les torts du sexe barbu.”

 

 

La Marseillaise des Cotillons ou chant des suffragettes, 1848

 

 

 

 

 

 

 

Pendant plusieurs millions d’années, la vie de l’homme a été excessivement précaire. Les dangers le guettent de partout et, pour se défendre, il a des armes bien simples et peu efficaces. Le taux de mortalité est fort important, plus encore parmi les enfants que parmi les adultes. L’enfantement est dangereux et les femmes meurent régulièrement en couches. Pour que la tribu survive, il est indispensable que le nombre de naissances dépasse un seuil critique en dessous duquel la tribu commencera à dépérir et ce nombre était certainement élevé. Les femmes passent donc le plus clair de leur vie à être enceintes et à enfanter. Des tabous et prescriptions religieuses favorisent les naissances. Pour les Juifs, ne pas avoir d’enfants est une punition de Dieu et donc une tare. La femme est impure durant la période autour de ses règles afin d’augmenter les chances qu’elle tombe enceinte. Pour la religion catholique, l’utilisation de tout contraceptif était et est toujours un péché. Même nos contes de fées nous préparent en ce sens : lorsque le prince charmant emmène enfin sa bien-aimée, ils vont vers le bonheur suprême qui est toujours décrit de la même façon : “…ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants.” Dans les tribus primitives, les femmes se retrouvent donc en permanence avec un enfant dans le ventre, un bébé sur le dos, et plusieurs tout petits à leurs pieds. Une femme qui meurt jeune représente, en plus de sa mort, autant de bébés qui ne naîtront jamais. La survie de la tribu exige qu’elle ne participe donc pas aux activités les plus dangereuses. D’ailleurs comment le pourrait-elle, enceinte et entourée de marmots? Très tôt une spécialisation s’instaure dans les tâches : les hommes à la chasse et à la guerre, les femmes à la cueillette et avec les enfants. Les tribus qui n’agissent pas ainsi risquent de voir chuter le nombre de naissances et de disparaître par extinction. Il faut de la force pour chasser et pour faire la guerre et la sélection naturelle a rendu les hommes physiquement plus forts, ce qui a encore renforcé le phénomène. En cas de danger, les femmes et les enfants sont protégés et défendus par les mâles car la perte d’un homme est beaucoup moins néfaste pour la tribu que la perte de femmes et enfants. Ne dit-on pas toujours aujourd’hui “femmes et enfants d’abord” lorsqu’il y a danger ? Même à l’heure actuelle, lorsqu’une photo publicitaire montre un couple, c’est toujours l’homme qui entoure la femme de ses bras en une attitude protectrice. Qui a besoin de protection est bien vite considéré comme inférieur, quelle que soit sa qualité intellectuelle! C’est absurde, mais c’est un fait. Les tribus dans lesquelles les femmes ne partipaient pas aux activités les plus dangereuses avaient donc de meilleures chances de survie que celles dans lesquelles les femmes prenaient plus de risques. Au fur et à mesure que le temps passe, la sélection naturelle a inscrit ces comportements dans nos instincts. N’est-il pas absurde que la domination mâle ne soit pas du tout le résultat d’une infériorité de la femme, mais du fait au contraire qu’elle est plus importante que l’homme pour la survie de la tribu?

 

Un autre élément vient encore amplifier cette attitude de supériorité de l’homme vis à vis de la femme : le danger de consanguinité. En effet, les tribus sont petites, et le nombre de partenaires est donc fort limité. Pour éviter la déchéance physique qui est la conséquence d’intermariages trop fréquents, il est indispensable d’insuffler du sang nouveau dans la tribu. Cela peut se faire en cherchant une partenaire dans une tribu voisine, mais les relations intertribales ne sont pas souvent fort bonnes. Une autre méthode pratiquée plus souvent qu’on le croit est l’enlèvement. Nous avons déjà cité l’Iliade et les pauvres Chriseis et Briseis. Nous connaissons le rapt des Sabines de nos livres d’histoire : la légende raconte que c’est Romulus, fondateur de Rome, qui eut l’idée d’enlever les femmes de la tribu voisine des Sabins pour les offrir à ses compagnons. Très étrangement, la même légende raconte que, lorsque les Sabins voulurent les libérer, les femmes refusèrent de quitter leurs violeurs et restèrent à Rome. Nous reparlerons plus loin de cette attitude pour le moins bizarre des femmes. Dans la Bible nous lisons qu’après la victoire contre les Madianites, Moïse était en colère que les Israélites avaient tué tous les hommes et pillé et brulé les villes, mais avait épargné femmes et enfants. Il leur ordonna : “Tuez donc tous les mâles d’entre les enfants même, et faites mourir les femmes dont les hommes se sont approchés; Mais réservez pour vous toutes les petites filles, et toutes les autres qui sont vierges” (Nombres chapitre XXXI, 17 et 18.)

 

Il y a, dans la Bible, d’autres exemples aussi horribles que barbares illustrant le mépris ancestral de l’homme pour la femme. Ainsi le livre des Juges raconte comment un vieillard (il n’est pas autrement nommé) donne l’hospitalité pour la nuit à un lévite et sa concubine. Des hommes “enfants de Bélial”, passant par là, exigent qu'il leur livre le Lévite “afin que nous en abusions”. Le vieillard, horrifié par l’idée même d’un tel crime, propose que ces hommes se contentent plutôt d’abuser de femmes, ce qu’il ne considérait donc pas comme un crime, en disant : “J’ai une fille vierge, et cet homme a sa concubine ; je les amènerai vers vous et vous les aurez pour satisfaire votre passion ; je vous prie seulement de ne pas commettre à l’égard d’un homme ce crime détestable contre la nature.” Toucher à un homme était impensable, abuser des femmes semble avoir été considéré comme tout à fait acceptable, même s’il s’agit de sa propre fille vierge et probablement encore toute jeune. Devant l’hésitation des hommes à accepter cette proposition, le courageux lévite “leur amena lui-même sa femme et l’abandonna à leurs outrages.” Après avoir été abusée toute la nuit, la concubine tomba par terre et mourut. Le sort de la fille vierge n’est pas mentionné. Ignorant qu’elle était décédée, tout ce que le lévite trouva à dire à la pauvre femme, “couchée par terre les mains étendues vers la maison” (probablement en signe de détresse) est “Levez-vous et allons-nous en.” Pour l’auteur de la Bible, l’essentiel avait été sauvé. Le lévite n’avait pas été touché et le vieillard avait respecté les lois de l’hospitalité envers le seul mâle. Ce qui était arrivé à ces pauvres femmes n’avait pas beaucoup d’importance. Puis, avec toujours autant de respect pour celle qu’il est supposé avoir aimée, il “prit un couteau et divisa le corps de sa femme avec ses os en douze parts, et en envoya une part en chacune des tribus d’Israël” (Juges chapitre XIX de 16 à 28.) En décrivant cette horrible scène, je ne m’en prends pas particulièrement à la Bible et aux seuls Israélites, je veux simplement illustrer une mentalité qui, de ce temps-là, était certainement universelle.

 

Bien qu’intellectuellement l’égale de l’homme, la femme est donc considérée comme inférieure parce qu’elle a besoin de protection, qu’elle est un vulgaire butin qu’on peut aller voler chez son voisin ou offrir en otage lorsqu’on est lâche.

 

Aujourd’hui les progrès de la médecine ont fait chuter la mortalité tant enfantine qu’adulte de façon spectaculaire et nous risquons plutôt la surpopulation. La femme ne doit plus mettre au monde une ribambelle d’enfants: quelques-uns suffisent largement. De plus la “chasse” est devenue bien moins dangereuse: nous ne chassons plus le mammouth, nous allons travailler au bureau. Plus besoin de garder les femmes et les enfants dans un environnement sûr : le niveau de sécurité est le même partout. La femme peut donc facilement participer à toutes les activités. Et effectivement, on voit de plus en plus les femmes sortir de la prison familiale et participer avec succès à la totalité de la vie économique et sociale. Mais nos instincts de base sont toujours là, inchangés. Elles éprouvent donc de grosses difficultés à s’insérer. Elles rencontrent deux obstacles importants: les instincts sociaux mâles et les instincts sociaux femelles. Car il faut bien dire que nos instincts qui considèrent la femme comme inférieure ne se retrouvent pas que chez les seuls hommes mais aussi chez les femmes. Comment pourrait-il en aller autrement ? Si, dans les anciennes tribus, les femmes avaient refusé d’accepter cette situation injuste, cela aurait créé des tensions à l’intérieur même de la tribu et aurait mis en danger sa survie.

 

Encore aujourd’hui dans nos pays démocratiques, quand un jeune couple se marie, mari et femme entament généralement tous deux une carrière professionnelle. Lorsque les enfants commencent à arriver, il faut bien qu’un des deux leur consacre du temps, et il est souvent impossible de mener de pair une carrière complète et l’éducation de plusieurs enfants. Malgré nos idées progressistes en matière de féminisme, c’est, à bien peu d’exceptions près, la femme qui passe en temps partiel, ou reste à la maison. Pourtant l’homme est aussi capable que la femme de s’occuper de ses enfants, sans le moindre doute.

 

L’instinct mâle est le mieux décrit par le terme “machisme”. En dehors de l’Occident pas besoin de s’étendre, les faits sont connus. Il ne fait pas bon être femme dans la plupart des pays du tiers-monde ou dans un pays musulman: répudiation, excision, exploitation et mépris. Pourtant les femmes continuent à y tomber amoureuses et à se marier! Avant la révolution humaniste, les Occidentaux se conduisaient d’une façon comparable. Lors de son mariage la femme devait promettre obéissance à son mari qui, lui, lui promettait protection. La femme était tenue de se taire et de se soumettre. Pour les réfractaires il y avait des instruments de torture spécifiques tels les “poires vaginales” extensibles. Une longue vis en écarte les longs bras munis de pointes de fer. Ceux-ci, après introduction probablement violente, pénètrent le col et déchirent la matrice. Raffinement délicat: ces poires sont équipées d’un œilleton permettant de suspendre la victime. Il y a aussi les “baillons de mégère”, masques avec des projections métalliques que l’on forçait dans la bouche de la victime. Système efficace: suite aux mutilations que ces masques provoquaient, celles qui survivaient ne parlaient plus pour le restant de leur vie. Le catalogue accompagnant l’exposition appelée “Inquisition” qui a fait le tour de l’Europe à la fin des années 1980 ("Inquisition, a bilingual guide to the exhibition of torture instruments from the Middle Ages to the industrial era") estime que parmi les suppliciés au travers des âges, il y a eu plus de 85% de femmes. Une vague impression d’insoumission suffit pour les accuser de sorcellerie ou de tout autre méfait imaginaire et donc pour les torturer et les mettre à mort la conscience tranquille. De plus pour les bourreaux, tous mâles, torturer une femme est bien plus excitant que de s’en prendre à un autre homme.

 

Malgré l’évolution de notre société occidentale, cet instinct macho est toujours bien présent, même s’il ne s’exprime plus d’une façon aussi lugubrement sanguinaire. Des organisations de loisirs tels certains “clubs” refusent d’accepter les femmes et il faut parfois légiférer pour améliorer la situation. Les hommes et les femmes ne sont toujours pas égaux face au travail. Il existe ce que l’on appelle en Anglais le “glass ceiling”, le plafond de verre invisible mais efficace qui fait que dans les hiérarchies, au-delà d’un certain niveau, les femmes sont presque totalement absentes. Le harcèlement sexuel sur les lieux du travail peut s’expliquer au moins partiellement par le fait qu’instinctivement l’homme ressent la présence de la femme sur le lieu de “chasse” comme une intrusion.

 

Aussi étonnant que cela puisse paraître, la femme elle-même cautionne ces comportements. Dans le monde animal, c’est le partenaire “demandeur” qui se fait beau. Chez la plupart des oiseaux, le mâle déploie ses plus belles plumes pour conquérir la femelle. Dans la tribu primitive par contre, c’est la femme qui a besoin de protection et c’est donc elle qui doit se faire aguichante. Les hommes tombent amoureux parce que la fille est jolie. Et du coup, les filles essaient d’être aussi jolies que possible. L’homme est stupide de se contenter de ce critère superficiel pour tomber amoureux, cela est évident. Mais la femme aussi a tort de se conformer à ce schéma réducteur. Une de mes amies, une femme d’affaires intelligente et efficace, m’a dit un jour en parlant du temps qu’elle passe à son maquillage: “Tu comprends, nous les femmes, ce n’est pas la même chose”. Ce qui importe, c’est l’état d’esprit qui se cache derrière ce phénomène. Bien souvent la femme se conduit effectivement comme si elle était inférieure à l’homme: elle se comporte en “femme objet” et porte donc une part de responsabilité dans le comportement macho des mâles.

 

Cet instinct a une force incroyable. Au moment où j’écris ces lignes, les souliers pour dames sont de véritables engins de torture avec talons aiguilles et pointes effilées. Les cliniques dites esthétiques réduisent ou grossissent les seins et retendent la peau. En Afghanistan où, sous les Taliban, les femmes se faisaient torturer pour la possession d’un tube de rouge à lèvres, il existait des salons de beauté clandestins alors que le résultat restait pourtant caché sous la “burka”.

 

Les hommes aussi soignent leur aspect extérieur. Ils se rasent le matin et portent cravate et veston par des températures torrides. Chez eux pourtant, l’impact de ce désir d’élégance est beaucoup moins important. Peu d’hommes se soucient outre mesure de leur embonpoint ou de leur calvitie par exemple. En mode masculine il y a beaucoup moins de changements qu’en mode féminine, et beaucoup d’hommes – moi par exemple – ne la suivent même pas. Pour la plupart des femmes d’ailleurs, la beauté masculine est rarement un critère déterminant.

 

Un instinct puissant pousse les femmes à “être jolies” avant tout. Et par conséquent à se considérer comme un objet, puisque la beauté est le critère essentiel. Ici également les contes de fées préparent le terrain: parmi les trois sœurs, c’est toujours la plus jolie qui est la plus gentille et qui à la fin s’envole avec le prince charmant, laissant les deux sœurs laides et donc méchantes sur le carreau.

 

Dans toutes les guerres, le viol – partie intégrante du sac des villes conquises – est une des récompenses traditionnelles du guerrier. Pourtant ici également, et aussi étonnant que cela puisse paraître, des instincts miroirs se sont incrustés chez la femme. En 1945 l’armée rouge pratique le viol systématique et brutal dans les territoires “libérés” de l’Est et en Allemagne. Ce comportement reste une horrible tache pour cette armée pourtant courageuse. Mais dans la partie de l’Allemagne libérée par les Occidentaux, les femmes se prostituent pour un paquet de cigarettes, que les vainqueurs ont à disposition en quantités illimitées. Ne s’agit-il pas ici de viol accepté librement? Plus étonnant encore, en France, Belgique et Italie, les femmes se “donnent” spontanément en récompense aux guerriers libérateurs comme cela est décrit par exemple dans "Berlin, the downfall' d’Antony Beevor ou "Journal à quatre mains" de Benoîte et Flora Groult. Notons qu’ici encore l’homme est l’agresseur: la femme qui se donne ou même se vend n’agresse personne et ne fait pas de victimes.

 

Il existe dans nos pays une traite de femmes éhontée pour une société qui se dit civilisée. Mais voilà, il ne s’agit “que” de femmes, souvent étrangères, et qui sont exploitées pour assouvir les besoins des hommes. Nous laissons donc plus ou moins faire. Dans les pays où la prostitution est légalement interdite la police arrête les prostituées, rarement leurs clients.

 

Autre exemple: la mode féminine n’a jamais été aussi révélatrice: minijupes, nombril à l’air et monokini. La femme n’essaie-t-elle pas inconsciemment de compenser les progrès du féminisme et le fait qu’elle participe maintenant à la chasse en montrant de plus en plus à quel point elle est restée femme ?

 

Nous retrouvons ici aussi cette contradiction entre le libre arbitre et les instincts. La femme est incontestablement l’égale de l’homme. Notre société a évolué de façon extraordinaire et la survie ne nécessite plus qu’elle soit tenue à l’écart des activités extérieures. Mais nos instincts sont là, tant chez l’homme que chez la femme, et mettent un frein à une intégration harmonieuse qui serait tellement bénéfique.

 

Heureusement, le féminisme continue à progresser dans notre monde occidental et la situation s’améliore en permanence. Espérons que bientôt il sera devenu inutile et que notre civilisation sera enfin devenue pleinement démocratique y compris pour la femme. Ce n’est pas évident car nos instincts ‑ et entre autres les religions ‑ continuent à y faire obstacle. Dans le tiers-monde la situation de la femme reste incomparablement plus mauvaise. On peut dire que sa libération n’y a pas encore débuté.

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12. LA BOSNIE

 

 

 

 

 

 

 

“Exterminez un tiers, déportez un tiers et convertissez un tiers”

 

(Ante Pavelic, chef des extrémistes Croates Catholiques durant la deuxième guerre mondiale, à propos des Musulmans et des Orthodoxes.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cet essai pourrait se terminer ici. Toutefois, ayant vécu l’expérience de la Bosnie, il m’a semblé utile de lui appliquer à titre d’exemple l’essentiel des concepts analysés ci-avant.

 

Esquissons brièvement les grandes lignes de la guerre en Bosnie. Pour ceux qui désirent en savoir plus, je conseillerais “The death of Yugoslavia” de Laura Silber et Allan Little, paru chez Penguin, livre écrit en complément d’une remarquable série de programmes de la BBC. Il foisonne de détails et de personnages, mais manque peut-être un peu de recul historique.

 

Contrairement à la nomenclature qui fut utilisée dans la presse et à la télévision, la guerre en Bosnie n’est pas une guerre ethnique. En effet, il n’y a qu’une seule ethnie qui est généralement appelée “serbo-croate”. Ceci n’est pas seulement vrai pour la Bosnie mais également pour toute l’Ex-Yougoslavie. Le nom même du pays indique cette unité, car Yougoslavie se traduit par “pays des Slaves du Sud”. Dans le Nord, il y a bien quelques poches de populations hongroises et bulgares et il y a les Albanais du Kosovo, mais celles-ci ne représentent qu’une fraction de la population totale. Il n’y a, hormis dans ces minorités, qu’une seule langue, parlée et comprise par tous depuis la Slovénie jusqu’au Monténégro: le serbo-croate. Depuis l’éclatement politique du pays, les autorités locales ont banni ce mot haï de “serbo-croate” et ont décidé que la langue parlée était le serbe, le croate ou le bosnien selon le cas. N’empêche qu’il s’agit toujours d’une seule et même langue. Un Serbe, un Croate et un Bosniaque d’un même village parlent exactement le même dialecte. La seule et unique chose qui les différencie est la religion. Les Serbes sont Orthodoxes, les Croates catholiques et les Bosniaques musulmans. (On appelle Bosniens les habitants de la Bosnie et Bosniaques les Musulmans de Bosnie. Un Bosnien peut donc être Croate, Serbe ou Bosniaque.) Il s’agit donc d’une guerre de religion pure et simple. Une guerre de religion est une forme de guerre civile, car rien ne différencie les belligérants sauf leur opinion personnelle. Comme dans toute guerre civile, les membres d’une même famille se retrouvent parfois dans des clans différents. Comme exemple nous pouvons citer cette anecdote d’un père serbe ayant épousé une Croate. Au gré de leurs convictions religieuses personnelles leurs enfants ont rejoint des camps différents dans une lutte fratricide qui à un moment a fait la une des journaux locaux. Je continuerai néanmoins à utiliser le terme devenu traditionnel d’ethnies pour qualifier les trois groupes de frères ennemis. Il est toutefois important de se rappeler que ce terme ne recouvre que des différences de religion, exemple tragique de leur aspect tribal. Ces fractures religieuses se retrouvent dans le soutien apporté par la communauté internationale. Les Russes, majoritairement orthodoxes, soutiennent fidèlement les Serbes et tous les pays musulmans sont rangés derrière les Bosniaques. J’ai vu des Pasdaran, gardes iraniens de la révolution musulmane, se promener dans les rues de Sarajevo. L’Union européenne a essayé de jouer un rôle plus objectif mais la Grèce, elle-même orthodoxe, a toujours défendu les Serbes. En coulisses le Vatican soutenait l’effort de guerre croate, c’est un secret de polichinelle….

 

Au début de la guerre, la Bosnie était un inextricable puzzle ethnique et la carte du pays ressemblait à une peinture abstraite. Avant les événements, pas une seule ville, pas un seul village n’avait une population homogène: tous avaient leurs minorités. Pour comprendre cette diversité il faut retourner loin en arrière, jusqu’à l’empire romain. Car en effet, la première fracture du pays est le résultat de sa scission en un empire occidental (avec Rome comme capitale) et oriental (avec Constantinople comme capitale.) Lors de la première grande déchirure dans le monde Chrétien en 1054, l’Ouest devient catholique romain et l’Est orthodoxe. Première cassure: les Croates catholiques à l’Ouest, et les Serbes orthodoxes à l’Est, avec séparation le long de l’ancienne frontière entre les deux empires romains.

 

Les conquêtes ottomanes du 15ième siècle engloutissent à peu près toute la Serbie et la Bosnie actuelles, mais n’englobent pas la Croatie pour deux raisons purement matérielles. Les longues lignes de communications avec la mère patrie, la Turquie actuelle, sont parsemées de montagnes et donc difficilement praticables. D’autre part, les troupes ottomanes rentrent traditionnellement au pays pour l’hiver, ne laissant dans le pays conquis que des troupes d’occupation. Le gros des troupes doit donc revenir continuer la guerre au printemps. Plus loin les batailles de l’année précédente les ont portées, plus tard elles arrivent à pied d’œuvre et plus tôt elles doivent repartir en automne, laissant de moins en moins de temps pour la conquête proprement dite. Il est probable que, tenant compte de ces éléments, les troupes ottomanes étaient arrivées à leur expansion maximale. Il y a cet exemple typique du siège de Malte en 1565 pendant lequel le Grand Maître des chevaliers savait pertinemment bien que, quoi qu’il arrive, il suffisait de tenir jusqu’à l’automne, moment où les Ottomans rentreraient à la maison. Si les Ottomans avaient prolongé le siège de quelques mois, ils auraient probablement remporté toute l’île ; ils ne le firent point. Dans les zones conquises, certains habitants s’adaptent à la nouvelle situation et se convertissent à la religion musulmane, ce qui leur permet d’occuper des postes de responsabilité dans l’empire ottoman. Les familles converties deviennent tout naturellement les notables de la région et se lancent dans l’industrie. Très rapidement une cassure économique se superpose donc à la cassure religieuse.

 

A la fin de la présence ottomane à la fin du 19ième siècle, les autochtones musulmans se regroupent en poches de résistance dans les montagnes, car sans la protection de leurs anciens maîtres ils craignent les agressions et la vengeance tant des Orthodoxes que des Catholiques. La zone montagneuse, c’est exactement la Bosnie. On y retrouve donc un amalgame inextricable de Bosniaques, de Serbes et de Croates.

 

D’autres facteurs viennent encore compliquer la situation géographico-religieuse. Un exemple: durant toute l’occupation ottomane, les Catholiques de l’Ouest et les Ottomans se harcèlent l’un l’autre le long de la frontière. Les Autrichiens, maîtres de la Croatie, ont alors l’idée brillante de se faire défendre par des tiers, technique utilisée bien souvent durant l’histoire du monde. Ils promettent des terres à la frontière avec la Bosnie à de pauvres fermiers serbes fuyant les Ottomans. En contrepartie, ces fermiers doivent s’engager à défendre le territoire contre les incursions ottomanes. Voilà l’explication de l’existence des Krajinas, deux bandes de terre à l’ouest de la Bosnie et de fait en territoire croate, mais à majorité serbe. Durant la guerre, ces minuscules Krajinas se déclarent indépendantes jusqu’à ce que le président croate Franjo Tudjman, armé par les Américains, ne les nettoie de toute présence serbe dans une opération dont la barbarie n’a jamais été assez soulignée. Heureusement le général croate responsable des massacres a été arrête à l’étranger et traduit devant le tribunal international. Malgré ses crimes il est toujours considéré comme un héros par la population croate car ces atrocités ont été commises pour récupérer une partie du territoire national et les victimes n’étaient que serbes.

 

Les occupants successifs du pays ont manipulé ces différences ethniques pour consolider leur pouvoir. Ainsi pendant la deuxième guerre mondiale les Nazis ont soutenu le sanguinaire chef croate Ante Pavelic qui a terrorisé les autres ethnies avec ses troupes d’extermination, les fameux Oustachi. Tito lui-même a manipulé les différentes factions, surtout à la fin de son règne quand sa situation devient plus vacillante et que les contestations intérieures s’affermissent.

 

Pourtant il n’y a pas en Ex-Yougoslavie que des déchirements ethniques: on y trouve également des forces de rassemblement. Un mouvement panslave a beaucoup de succès aux 19ième et début du 20ième siècle. Ce mouvement nationaliste dirigé contre l’ancien empire austro-hongrois a tenté de rassembler tous les Slaves du pays. Il refuse les différences de religion et ne base son sentiment nationaliste que sur la race et la langue. C’est cette idée d’un grand rassemblement ethnique (et cette fois il s’agit bien d’un sentiment “ethnique” pur) qui a présidé à la naissance du royaume yougoslave après la chute de l’empire austro-hongrois, et de la république communiste sous Tito après la deuxième guerre mondiale. Ce vieux sentiment nationaliste panslave n’est pas totalement mort et il en subsiste toujours des traces. Comme quoi rien n’est simple : la langue commune et l’unité ethnique rapprochent les populations tandis que les religions les séparent.

 

Au cours des quatre années de guerre, les Nations Unies proposent des plans de paix successifs aux belligérants, avant que les bombardements de l’OTAN ne forcent le cessez-le-feu et l’acceptation des accords de Dayton. Ces plans prévoient le découpage du pays en zones à distribuer entre les différentes ethnies en respectant les majorités locales. Cela n’était pas simple car partout dans le pays, des villes et des villages étaient isolés au milieu d’une zone à majorité différente. Ces plans prévoiaient de longs corridors sensés rompre ces isolements. Visuellement le résultat se rapprochait plus d’une toile d’araignée que d’un plan raisonné. Pourquoi les belligérants ont-ils finalement accepté le plan Dayton? On peut dire cyniquement que c’est grâce aux nettoyages ethniques monstrueux exécutés principalement par les Serbes, entre autres ceux de Zepa et de Srebrenica. Les exterminations massives ont fait disparaître bien des entités isolées. Un découpage plus ou moins réaliste entre les ethnies en est devenu possible. Il est pourtant toujours difficile à gérer.

 

En effet, conformément au plan Dayton, la Bosnie est coupée en deux entités fédérales: la Republika Srpska d’un côté, et la fédération entre Croates et Bosniaques de l’autre (il y a en effet une fédération au sein de la fédération: solution politique simple!) Regardons d’abord cette fédération entre Musulmans et Croates. Les deux ethnies se haïssent toujours comme les problèmes à Mostar le démontrent régulièrement. Militairement faibles elles n’ont jamais eu les moyens d’exécuter des nettoyages ethniques à la même échelle que les Serbes et sont restées plus mélangées. Il était très difficile de délimiter des zones musulmanes et Croates cohérentes. En outre, il semblait logique d’unir les deux parties militairement faibles pour contrebalancer la puissance armée serbe. De plus les Croates sont plutôt concentrés au sud de la zone, là où la fédération possède quelques kilomètres de front de mer. Pour garder un accès à la Méditerranée, les Bosniaques devaient nécessairement s’allier avec les Croates.

 

La zone serbe est plus homogène grâce aux nettoyages ethniques brutaux exécutés pendant la guerre, mais elle est coupée en deux. Elle est constituée de deux territoires en forme de banane entourant la fédération et qui se touchent au nord dans la ville de Brcko, revendiquée par les deux entités. Les Serbes la réclament parce que, sans elle, leur territoire est coupé en deux. Mais Brcko est une ville historiquement musulmane et un important port fluvial sur la rivière Save qui est un affluent du Danube. Les Bosniaques n’ont donc aucune intention de l’abandonner aux Serbes. Le sort de Brcko n’a pas pu être réglé lors des accords de Dayton et avait été “encommissionné”. Sans résultat d’ailleurs: aucun compromis n’avait été trouvé. Au moment d'écrire ces lignes, la ville était sous supervision internationale en attendant une hypothétique solution miracle. Et enfin, il subsiste un de ces anciens “corridors” tentaculaires qui pénètre profondément en zone serbe pour relier la ville musulmane de Gorazde à la fédération. Tout cela est embrouillé et difficile à gérer et ne fonctionnerait vraisemblablement pas sans la pression internationale. La meilleure solution serait peut-être un Dayton bis. Mais personne n’ose rouvrir la boite de Pandore.

 

Au fond, cet accord ne semble satisfaire personne, mais la solution n’était pas suffisamment mauvaise pour continuer à résister à la pression internationale et – pour les Serbes – risquer une reprise des bombardements par l’OTAN.

 

Le plan Dayton a une autre caractéristique qu’il est important de souligner. Le pays n’a pas été envahi : les Occidentaux y sont entrés conformément à un accord de paix approuvé – du bout des lèvres peut-être mais accepté tout de même – par toutes les parties. Les Nations Unies et les troupes de paix occidentales n’ont pas remplacé les autorités locales. Les divers gouvernements, la police, la justice, tout l’appareil de gestion sont restés aux mains des Bosniens. Les Occidentaux ne sont que les garants et les gardiens de la paix. Ils se contentent d’un rôle de surveillance discrète et d’éducation qu’ils imposent par le biais des capitaux, moyen de pression efficace. Mais ils ne sont pas vraiment perçus comme des envahisseurs, ni même comme des forces d’occupation. Lors de leurs déplacements dans le pays les équipes de conseillers ont toujours été plutôt bien reçues et souvent même écoutées, ne fût-ce que grâce à l’attrait de la manne financière.

 

Voilà pour la situation générale dans le pays. Pour comprendre les interventions maladroites de certains pays occidentaux, l’impuissance des Nations Unies pendant les quatre premières années de la guerre et la “petite” histoire de la guerre, il faudrait aller nettement plus loin dans le détail. Cette histoire-là est déjà écrite ou va l’être bientôt. Elle n’explique pas le pourquoi de la cruauté, ni la rage des exterminations. Analysons plutôt la situation en utilisant les théories développées plus haut.

 

Les Balkans n’ont pas participé à la révolution humaniste et ne sont donc pas à considérer dans ce sens comme un pays occidental. Les réactions de la population s’apparentent à ce qu’elles étaient chez nous durant l’ancien régime. Si les choses vont mal, c’est la faute des “autres”. Durant l’occupation austro-hongroise, les “autres” étaient évidemment ces Autrichiens détestés. D’où le mouvement nationaliste panslave et l’assassinat en 1914 de l’Archiduc Ferdinand à Sarajevo. Lorsque le pays est devenu indépendant, les choses n’ont pas fonctionné beaucoup mieux, mais les Austro-hongrois n’étaient plus à blâmer. Il a fallu trouver d’autres ennemis. On s’est alors servi des différences ethniques et les Yougoslaves sont devenus Croates, Bosniaques ou Serbes. Pendant la deuxième guerre mondiale, les Nazis ont exploité cette situation et ont soutenu les troupes d’extrême droite croates d’Ante Pavelitch. C’est toutefois le communiste Tito qui est parvenu à libérer son pays avec ses résistants communistes, sans intervention extérieure, ce qui explique sa grande indépendance par rapport à l’Union soviétique.

 

 

Tito a, lui aussi, exploité les différences ethniques pour se maintenir au pouvoir. Lors de l’effondrement du système communiste, les haines et les terreurs étaient à leur comble, car les Croates se souviennent des escadrons de la mort serbes (les Tchetnik) et les Serbes des Oustachi croates qui ont hanté leur histoire de façon répétée. Le pays est alors mûr pour la guerre.

 

 

D’autres éléments plus locaux viennent se greffer sur cette situation. Les Croates ont toujours été plus riches que les Serbes, grâce à l’agriculture mieux développée dans leur pays et à la côte dalmate, très touristique. Les Musulmans occupent toujours en Bosnie les postes clés, qu’ils maîtrisent depuis les temps ottomans et qu’ils n’ont jamais abandonnés. La plupart des “grandes familles” à Sarajevo sont d’ailleurs musulmanes. Ces éléments viennent renforcer cette frustration contre les “autres”.

 

Reprenons brièvement nos principes instinctifs de base.

 

Toute tribu est ennemie. Tout au long de leur histoire tumultueuse, les Yougoslaves en général et les Bosniens en particulier ont des eu difficultés à identifier ces “autres” qui pourraient être blâmés pour leurs malheurs. Les instincts tribaux réclamant impérativement l’existence de ces “autres” le choix le plus récent est tombé sur ce que nous avons appelé les ethnies, de fait les religions, qui sont devenues responsables de tous les maux. Il est donc devenu légitime de les écraser…

 

La superficie du territoire de chasse est essentielle pour la survie de la tribu. Il faut se battre pour chaque centimètre carré de terrain, quel qu’en soit l’intérêt économique. Les destructions corollaires n’ont pas la moindre importance. En détruisant les biens de l’ennemi nous augmentons notre avantage sur eux. Notre instinct est un instinct de chasseur-cueilleur et ceux-ci n’ont jamais connu d’infrastructures. Voilà pourquoi la ville de Vukovar a été rasée, que la plupart des ponts ont été détruits, les routes endommagées, les usines éventrées. Le général serbe Mladic a fait le siège de Sarajevo pendant toute la guerre. Qu’aurait-il fait d’une ville en ruines s’il était parvenu à la prendre? Pensait-il réellement la reconstruire? Ces questions ne se posent pas: pour nos instincts, l’essentiel est la surface du terrain.

 

Le chef est le chef. Une fois que le chef de guerre est trouvé, on n’en change plus tant que dure la guerre. Et donc tant Karadzic que Milosevic, Tudjman ou Izetbegovic (respectivement présidents des Serbes de Bosnie, de la Yougoslavie, de la Croatie et des Bosniaques) sont restés au pouvoir durant toute la guerre comme les chasseurs-cueilleurs primitifs qui ne changeaient pas de chef au milieu de la chasse. Préparer des élections dans ces circonstances n’a pas de sens: le gagnant ne fait pas de doute. Après la guerre, les élections que les Occidentaux ont imposées donnent toutes le même résultat: victoire pour les partis extrémistes, contrôlés par les anciens chefs de guerre. Les Tudjman, Izetbegovic et Milosevic restent officiellement au pouvoir et continuent à être élus haut la main. Karadzic, recherché pour crimes contre l’humanité, est protégé par ses fidèles et continue dans l’ombre à diriger son parti extrémiste. Ce n’est qu’au bout de longues années que, très lentement, les populations peuvent commencer à réfléchir et à comprendre. Il faut que la chasse devienne exécrable, et ce pendant bien longtemps, pour qu’un chef soit finalement mis en minorité, comme Milosevic.

 

Rappelons enfin que dans la nature il n’est pas question de véritable cruauté et que tout semble permis lorsqu’on défend son territoire de chasse. Tout est autorisé lorsque la survie de la tribu est en cause, ou plutôt lorsque l’individu

 

est convaincu qu’elle est en danger. Le lion qui tue un buffle n’est pas “cruel”. Il n’y a pas de différence entre le lion et le chasseur-cueilleur primitif, même si ce dernier vit au 20ième siècle dans un pays que nous avons cru civilisé et prêt à rejoindre l’union européenne.

 

 

Reste la question que j’évoquais dans l’introduction de ce livre: qu’aurais-je fait si la cigogne m’avait laissé tomber en Yougoslavie? En toute honnêteté, je n’aurais pas été nourri de l’individualisme et de principes humanistes comme je l’ai été en Belgique. J’aurais probablement été un Serbe, un Croate ou un Bosniaque convaincu. J’aurais suivi mes instincts comme les autres et je ne me serais pas rendu compte de ma cruauté. Cela fait mal, surtout à mon ego. Mais il me reste un petit espoir. Même au plus profond de la guerre il y a eu quelques (pas beaucoup hélas) Yougoslaves qui se sont conduits en êtres humains dans l’acception occidentale du terme. Ainsi le conservateur du musée de Banja Luka, en zone serbe. Durant la guerre, ses concitoyens ont “nettoyé” la ville et y ont détruit toutes les mosquées (plus de 40). Son musée possédait des tableaux les représentant qu’il a cachés pendant toutes les hostilités. Dès que le processus de paix a été mis en place, il les a exposés avec courage contre toutes les pressions des autorités serbes (des extrémistes que le plan Dayton a maintenus au pouvoir) et j’espère qu’ils y pendent toujours aujourd’hui. J’ai le secret espoir, contre toute logique et contre les lois de la probabilité, que j’aurais peut-être été quelqu’un comme lui.

 

L’Occident a créé depuis deux cents ans une société dans laquelle nous dominons vaille que vaille nos instincts par l’exercice de notre libre arbitre, mais ils sont toujours bien présents et reprennent régulièrement le dessus. En dehors de l’Occident, ce contrôle par le libre arbitre existe à peine et les instincts de groupe continuent à dominer les actions des nations et des hommes. La Bosnie est un de ces pays. Nous la regardons à distance, au travers des lunettes de notre société occidentale et nous ne comprenons pas, car nous n’appartenons plus tout à fait au même monde. Pour comprendre, il faudrait remonter le temps pour nous apercevoir que notre histoire aussi n’est qu’une grande succession de Bosnies. Avec heureusement ici et là des penseurs qui ont fait progresser l’éthique pour finalement créer la révolution humaniste. Pour que l’horreur cesse, il n’y a donc qu’une seule solution: il nous faudra apporter la révolution humaniste au reste du monde. Il faudra pratiquer ce que la révolution française préconisait déjà: l’éducation démocratique.

 

Mais en même temps il faudra continuer à évoluer dans le bon sens en Occident. La révolution humaniste n’a jusqu’à présent été qu’un succès partiel. L’Occident continue à pratiquer un nationalisme tribal malgré le libre arbitre qui a présidé à la création de sa société. Ce nationalisme est atténué, comparé à la Bosnie, mais il s’agit de nationalisme instinctif sans le moindre doute.

 

La procédure employée en Bosnie semble amener des résultats positifs, à condition de la maintenir à long terme. Seuls la démocratie et la libre entreprise, avec tout le bien-être tant matériel que spirituel et humaniste qui en découlent, peuvent faire évoluer le pays. Les Occidentaux devront rester sur place pendant de nombreuses années encore afin que très lentement la Bosnie sorte du moyen-âge intellectuel pour rejoindre l’ère post révolutionnaire.

 

Pour que l’Ex-Yougoslavie décolle, il faut absolument faire disparaître les haines ethniques et dans ce but promouvoir à tout prix la réconciliation nationale. Mais nous avons nous-mêmes découpé le pays en entités ethniques aussi pures que possible, acceptant comme état de fait les nettoyages ethniques.

 

D’un point de vue humanitaire, nous voulons que tous les réfugiés puissent retourner chez eux, c’est à dire que nous désirons que les minorités déplacées puissent retourner vivre parmi leurs bourreaux qui sont toujours au pouvoir. Théoriquement nous avons raison: personne ne peut être chassé de sa maison pour des raisons racistes ou religieuses. Mais en créant des entités ethniques “pures”, telles la Republika Srpska, nous avons rendu ces retours pratiquement impossibles car nous avons non seulement accepté les nettoyages dans les faits, nous les avons institutionnalisés dans le découpage du pays.

 

 

Les démocraties acceptent chez elles l’existence de partis non démocratiques qui, heureusement, n’y sont soutenus que par une minorité de la population (espérons que cela continue…) En Bosnie, où ils sont soutenus par la majorité de la population, ils n’ont pas été interdits non plus. Comment espérer établir la démocratie et la réconciliation dans de telles conditions? Il ne nous a pas été possible de créer là-bas des règles démocratiques allant au-delà de ce que nous avons chez nous.

 

Il faudra patienter pour que les générations se succèdent et que le souvenir des horreurs s’estompe. Il faudra pour cela que de nouvelles horreurs ne soient pas commises et nous devrons rester sur place pour y veiller. Cela durera encore longtemps. Il faudra que les bénéfices de la paix s’établissent et deviennent évidents. Mais nous sommes partis du mauvais pied puisque nous avons donné ‑ très démocratiquement ‑ le pouvoir aux forces nationalistes.

 

Cette expérience devrait également nous permettre de tirer des conclusions utiles pour de futures interventions de paix. La règle est simple et de bon sens. Quelles que soient ses bonnes intentions, toute troupe d’intervention se heurtera aux instincts de base de la population locale. Celle-ci a toujours un a priori négatif concernant ces “autres” que nous sommes. Il est indispensable d’atténuer cette perception : il faut se fondre autant que possible dans le paysage. Enumérons quelques éléments dans le désordre, sans prétendre être complet.

 

Plus les troupes d’intervention ressemblent aux populations locales dans les domaines ethnique et religieux, plus facilement elles seront acceptées. Lorsque cela n’est pas possible, les différences doivent être atténuées. Comme mauvais exemple citons la Bosnie où les troupes américaines – et elles seules parmi les alliés – avaient décidé de porter gilet pare-balles et casque en permanence et de se déplacer en convois d’au moins quatre “humvees”, forme moderne de la fameuse “jeep” de la deuxième guerre mondiale, armés de mitrailleuses. Comme discrétion, on fait mieux.

 

Un minimum de structures locales doit rester en place : il faut à tout prix éviter que le chaos ne s’installe et il faut permettre aux gens de continuer leur vie quotidienne dans la sécurité. Plus même, la population doit avoir immédiatement l’impression que les choses vont un peu mieux qu’avant l’intervention. Il faudra parfois décapiter les forces de police et en éliminer les éléments les plus véreux. Il faudra souvent leur adjoindre des conseillers techniques. Mais il faut en laisser l’essentiel en place.

 

Le personnel composant les forces d’intervention est lui aussi tributaire de ses instincts, et aura instinctivement tendance à considérer les habitants comme des “autres”. Pourtant il lui faut montrer du respect pour les us et coutumes locales, même lorsqu’elles sont contraires à nos principes, à tout le moins dans un premier temps. Il faut donc préparer tous les intervenants, militaires ou non, à la tâche délicate qui les attend. Chaque individu faisant partie des forces d’intervention devrait suivre une formation sur le pays et doit apprendre comment s’y comporter dans les circonstances courantes de la vie sans choquer les habitants.

 

L’invasion de l’Iraq par les troupes américaines et leurs alliés est un exemple effrayant d’amoncellement d’erreurs à ne pas commettre.

 

Pendant la période de préparation, le président Bush a cité Dieu dans tous ses discours et a continué à le faire après l’invasion. Pour les Irakiens, ce Dieu est le Dieu des Chrétiens. Le président américain a attiré l’attention sur les différences ethniques et religieuses entre envahisseurs et envahis et a créé les conditions pour une réaction islamiste avant même le début de l’invasion. Même à l’intérieur des Etats-Unis, les communautés musulmanes américaines se sont senties visées.

 

Après la victoire initiale, il était indispensable de décapiter le régime et d’éliminer les irréductibles du parti Baas. Mais les alliés ont supprimé toute l’armée, toute la police, toutes les structures de l’état, pour prendre eux-mêmes les rênes du pouvoir en main, sans d’ailleurs s’y être préparés. Les soldats et les simples policiers irakiens étaient-ils vraiment des ogres de l’ancien régime ? Ne s’agissait-il pas plutôt d’hommes qui tentaient de nourrir leur famille vaille que vaille ? Comment peut-on espérer un minimum de sécurité sans police et sans gouvernement locaux ? De fait les alliés ont créé un vide de pouvoir qui a été occupé par la seule autorité locale disponible : les mollahs.

 

La pire des erreurs a peut-être été de donner le pouvoir à un vice-roi américain, nouveau dictateur qui ne devait rendre des comptes qu’à la Maison Blanche. Le gouvernement provisoire irakien est arrivé bien trop tard et fait figure de fantoche : il lui est extrêmement difficile d’établir son autorité et de prouver son indépendance par rapport à la Maison Blanche.

 

Quelle préparation culturelle les soldats américains ont-ils reçue ? Leur gouvernement se posait des questions concernant les limites à imposer aux “interrogatoires musclés” de prisonniers : inculquer aux soldats le respect des Irakiens était probablement le moindre de ses soucis. Les dérapages étaient prévisibles.

 

Le combat contre le terrorisme local est mené comme une guerre moderne à distance avec des moyens techniques énormes. Les destructions et les victimes collatérales sont nombreuses malgré le principe de “frappes chirurgicales”. S’il existe, le renseignement est mal exploité et les troupes américaines préfèrent commettre une bavure plutôt que de rater un terroriste potentiel. Donnons un exemple. Se méprenant sur des tirs en l’air, traditionnels lors de mariages irakiens, l’aviation américaine a lancé une attaque lourde sur une fête nuptiale, tuant entre autres le couple de jeunes mariés. Suffit-il de dire “Oups, je me suis trompé, je m’excuse” et de recommencer quelques jours plus tard ? Peut-on vraiment espérer réussir la pacification si on ne respecte ni la vie ni les biens des habitants ?

 

Il est urgent que l’Occident commence à tirer les conclusions de ses opérations de paix et utilise son libre arbitre plutôt que ses instincts.

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13. CONCLUSION

 

 

 

 

 

 

 

Dans la vie de l’homme les instincts prennent une place que nous avons tendance à minimiser. Nous admettons avoir certains instincts que nous jugeons “nobles”, tels celui de la procréation et de la protection de nos enfants ou neutres comme celui de la survie. Mais pour le reste, nous nous targuons d’être mus par notre pouvoir de réflexion, par notre capacité de penser et de choisir la meilleure solution.

 

Rien n’est moins vrai. Si tel était le cas, le monde ne serait pas aussi stupide, aussi atroce, aussi cruel qu’il l’est encore aujourd’hui.

 

Pourtant nous avons pu développer notre intelligence à tel point que nous parvenons parfois à contrôler nos instincts. Une des réalisations les plus spectaculaires de ce progrès est notre civilisation occidentale. Jamais dans l’histoire du monde une société n’a apporté autant de liberté, autant d’égalité, autant de fraternité que la nôtre. Même s’il reste dans nos contrées d’importantes poches de pauvreté, globalement nous ne vivons plus dans le besoin, nous sommes riches et libres, nous avons des loisirs, nous pourrions être heureux.

 

Ce monde occidental qui a permis à l’homme de faire tant de progrès a pourtant encore un long chemin à parcourir. Certains de nos instincts tribaux, qui se sont incrustés durant des millions d’années, forment un obstacle majeur. Ils n’ont plus leur place dans la société démocratique et de libre entreprise et sont contre-productifs. Pourtant ils sont toujours présents, bien présents, profondément ancrés en chacun de nous.

 

Ils sont là beaucoup plus souvent et dans beaucoup plus de domaines que nous ne le pensons. Quelques-uns ont été cités: la religion, le nationalisme, le roi, la position de la femme, et j’imagine qu’il doit y en avoir d’autres. Leur influence néfaste sur nos interventions de paix a été soulignée.

 

Nous ne pouvons espérer qu’ils vont évoluer durant les siècles qui viennent car des adaptations de cette sorte prennent des centaines de milliers d’années. Nous devons donc apprendre à vivre avec eux, à les contrôler. Et pour ce faire nous n’avons qu’un seul outil : notre libre arbitre, c’est à dire cette partie de l’intelligence que nous avons développée en dehors de nos instincts.

 

D’autre part, les succès de la civilisation occidentale placent les pays du tiers-monde dans une situation inextricable. Le modèle occidental n’est ni un optimum absolu ni une fin en soi. Néanmoins il est clair que les pays du tiers-monde ont tout à gagner à le rejoindre. Seule l’application des principes de démocratie et de libre entreprise permettrait d’y parvenir. Mais ces pays n’ayant pas participé au temps des révolutions, cela leur est difficile, si pas impossible à brève échéance. C’est sans doute pour cela qu’ils se retournent vers la seule arme qui est à leur disposition : les instincts qui réveillent le fondamentalisme et le nationalisme, ce qui creuse l’écart encore un peu plus et les entraine dans une spirale descendante. La seule solution possible est de les aider à adopter ces notions de la révolution humaniste tout en les adaptant à leur environnement culturel spécifique. La mission peut sembler terriblement difficile, mais notons pourtant qu’un pays comme le Japon, après la dernière guerre, a relevé le défi en très peu de temps.

 

L’évolution du monde s’est toujours faite en dents de scie, avec des progrès et des reculs. Jusqu’à présent la tendance globale a toujours été positive, bien qu’il soit probable qu’en Occident nous vivions depuis quelques années dans une période de recul qu’il faut espérer temporaire. L’avancée des sectes, le succès du postmodernisme, la croissance des nationalismes, le capitalisme sauvage, la crise de l’éducation, l’augmentation de la criminalité, tout cela est bien inquiétant.

 

Notre monde continuera à évoluer. En bien ou en mal, c’est à dire vers un accroissement du bonheur pour un plus grand nombre de personnes ou l’inverse, seul l’avenir nous le montrera. Ce dont je suis convaincu, c’est qu’il n’évoluera dans la bonne direction que dans la mesure ou nous pourrons contrôler nos instincts grâce à notre libre arbitre.

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Apendice 1 : La Démocratie et la Libre Entreprise

 

 

 

 

“La démocratie n’est pas une opinion, c’est le droit d’en avoir une.”

 

Anonyme

 

 

 

 

La démocratie et la libre entreprise sont les deux piliers sur lesquels toute la culture occidentale repose. Ces deux termes ne sont pas aussi simples qu’il y paraît. Puisqu’ils sont au centre du présent livre, il vaut la peine de les expliciter un peu plus avant.

 

Pour la plupart des citoyens, une démocratie est tout simplement un pays dans lequel on organise des élections libres. Pour le Petit Robert, la démocratie est la doctrine politique d’après laquelle la souveraineté appartient à l’ensemble des citoyens. Cette définition semble déjà plus large que les seules élections, mais comme exemple pour l’illustrer, il cite Lamartine pour qui “Le suffrage universel est la démocratie même”.

 

Est-ce bien aussi simple ? En Algérie les militaires ont pris le pouvoir pour barrer la route au parti religieux intégriste qui était en passe de gagner les élections. Il s’agit donc d’un régime dictatorial. Si toutefois les militaires n’étaient pas intervenus et avaient laissé gagner les islamistes, le pays n’aurait certainement plus été une démocratie non plus. Hitler est venu au pouvoir grâce à des élections libres. En 1933 le Reichstag lui accorde quatre années de pleins pouvoirs, ensuite il a été plébiscité président du Reich et chancelier avec 90% des voix. Pour autant cela ne transforme pas le troisième Reich allemand en une démocratie. Dans le même ordre d’idées, en 1940 l’Assemblée Nationale Française remet tous les pouvoirs à Pétain, ce qui ne fait pas du régime de Vichy une démocratie non plus. Comme mentionné dans le corps du livre, les démocraties obtiennent systématiquement de meilleurs résultats économiques, culturels, humains que les dictatures. Donner des droits dictatoriaux à un individu est donc ridicule. Mais même si une démocratie décidait, à l’exemple de la vieille république romaine, de donner occasionnellement tous pouvoirs à un dictateur, cette décision devrait, comme chez les Romains, au moins avoir une limitation absolue dans le temps.

 

Des élections libres et sans falsifications, organisées à intervalles réguliers, sont indispensables mais clairement pas suffisantes pour parler de démocratie. Par exemple, aucun gouvernement n’a le droit de faire n’importe quoi au nom de sa majorité. Le fait qu’il ait été élu avec une majorité confortable ne donnait pas à Milosevic le droit de faire exterminer les populations albanaises du Kosovo. Un deuxième principe indispensable est donc le respect des minorités. Mais faut-il respecter toutes les minorités ? Faut-il respecter les exigences des partis d’extrême droite qui dans certains pays obtiennent des pourcentages de voix honteusement élevés ? Faut-il respecter les partis fondamentalistes qui, s’ils arrivaient au pouvoir, supprimeraient la démocratie ?

 

Quelles sont les limites théoriques à imposer pour qu’un gouvernement soit pleinement démocratique ? La réponse est complexe et il est plus facile de donner des exemples de ce qu’une démocratie n’est pas que de la définir de façon positive.

 

Un principe que la plupart des démocraties semblent accepter, du moins en théorie, est celui de la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. La règle est excellente, mais rarement appliquée intégralement. Ainsi dans la plupart des pays démocratiques les ministres sont souvent parlementaires, et c’est l’exécutif qui nomme les juges. D’autres pouvoirs devraient être séparés. Ainsi l’indépendance de la presse est certainement un élément aussi essentiel à la démocratie que le fait d’organiser des élections. Pourtant l’homme d’affaires/homme politique italien Silvio Berlusconi est également propriétaire de plusieurs journaux et chaînes de télévision. Cela est-il acceptable démocratiquement ?

 

Il y a des gradations dans les démocraties. Ainsi la Yougoslavie de Milosevic était juste assez démocratique pour que des élections permettent de l’éliminer et de l’extrader vers le tribunal international. Sans le moindre doute c’est mieux que l’ancien Afghanistan des Taliban ou l’Iran des mollahs.

 

A ce sujet, les pays occidentaux sont-ils au-dessus de tout soupçon ? La peine de mort devrait-elle être permise ? Les USA se considèrent comme le modèle par excellence de la démocratie : est-il démocratique de permettre à des sectes religieuses de modifier les programmes des écoles dans le sens de leur convictions dans les états où elles ont la majorité et donc d’imposer leur vision aux autres ? Un véritable pays démocratique peut-il faire à l’étranger tout ce que bon lui semble ? Peut-il aider à renverser un président ou un premier ministre démocratiquement élus, Allende ou Mossadegh, et aider à mettre en place le régime sanguinaire de Pinochet ou la dictature du Chah d’Iran ? Les élections sont-elles “libres et honnêtes” alors que les candidats ont besoin de capitaux énormes pour y participer et se retrouvent donc liés aux pourvoyeurs de moyens financiers ? De plus, l’appartenance à la minorité fortunée du pays augmente tellement les chances d’être élu, qu’il s’agit presque d’un renouvellement au moins partiel du système censitaire.

 

Une justice indépendante est indispensable à tout système démocratique, mais a-t-elle impunément tous les droits ? Peut-elle prendre n’importe quelle décision qui fasse avancer une enquête, quelles qu’en soient les conséquences pour les suspects pourtant présumés innocents – la plupart d’entre eux le sont effectivement – et pour leurs familles ? N’existe-t-il pas de procès dont les sentences sont le résultat de la pression de l’opinion publique plus que de l’équité ? En démocratie, tout citoyen peut être appelé à rendre compte de ses actes et les mandataires publics doivent répondre de leur gestion. Pourquoi la justice échappe-t-elle à cette règle saine et de simple bon sens ?

 

La séparation de la religion et de l’état est un autre principe souvent cité mais peu respecté. Les présidents des USA citent régulièrement Dieu dans leurs interventions publiques. L’hymne américain commence par les mots “God bless America” et le britannique par “God save our gracious Queen”. Dans plusieurs démocraties d’Europe occidentale, les partis chrétiens ont organisé depuis plus d’un siècle l’influence de leur religion à tous les niveaux du pouvoir.

 

Tous les critères cités plus haut sont de plus des règles théoriques qui ne définissent aucunement les limites à imposer aux actions des gouvernements après leur mise en place.

 

Aucun ensemble de critères satisfaisant n’a encore été formulé jusqu’à présent dans ce domaine. La meilleure référence reste peut-être la déclaration des droits de l’homme : un pays qui ne les respecte pas tant à l’intérieur qu’à l’extérieur n’est certainement pas une démocratie. Mais cette charte n’est probablement pas parfaite car des modifications y sont régulièrement apportées.

 

La notion de démocratie doit encore évoluer et grandir. Certains éléments sont essentiels : en plus d’élections libres et répétées à intervalles réguliers, il faudrait instaurer la séparation réelle entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, ainsi qu’entre l’état et la religion. La presse doit être libre, la justice devrait être appelée à répondre de ses erreurs et les droits de l’homme doivent être intégrés dans la constitution. Il faudrait de plus que tous les partis politiques s’engagent à respecter ces principes sous peine de se voir retirer le droit de participer aux élections et qu’un tribunal soit compétent pour connaître des infractions. Cette énumération n’est certainement pas exhaustive et d’autres critères qui m’échappent devraient probablement être rajoutés. Mais il est important d’attirer l’attention sur le fait qu’il ne suffit pas d’organiser des élections – même si elles sont honnêtes – pour avoir une démocratie.

 

La libre entreprise est somme toute plus facile à définir. C’est le droit de tout homme d’entreprendre et de jouir lui-même des résultats de son travail. Avant la révolution humaniste la grande masse des hommes était exploitée par les quelques rois et nobles qui traitaient leurs sujets en esclaves. La libre entreprise a mis fin à cet état de servage

 

Pour mettre la libre entreprise en œuvre, les sociétés occidentales utilisent deux outils : l’économie de marché et le capitalisme. Nous avons souvent tendance à mélanger ces notions. Elles ne signifient pourtant pas la même chose. La libre entreprise est un progrès social partiel peut-être, mais clair et évident ; l’économie de marché est une technique qui garantit son efficacité alors que le capitalisme est une technique qui l’entrave. Le capitaliste à son tour forme une classe – celle des possédants – qui exploite le travail des autres. Il a fallu inventer des contre-mesures et les plus efficaces, jusqu’à présent, sont le droit de grève et le droit de se syndiquer ce qui a transformé notre système en un lieu de confrontation et de combat : d’un côté le capitaliste, de l’autre les travailleurs. Ces combats sont, cela va de soi, nocifs pour tout le monde : pour le capitaliste, pour le travailleur et pour le public des non concernés qui est souvent pris en otage. Car c’est en effet le public impuissant qui souffre lorsque les chemins de fer se mettent en grève, que les camionneurs bloquent les routes ou que les éboueurs laissent les détritus s’amonceler le long des rues.

 

Il est généralement accepté que le système capitaliste actuel, et plus particulièrement le modèle boursier, demandent une croissance continuelle en termes réels (c’est à dire que la croissance doit venir en sus de l’inflation), au point qu’un ralentissement de la croissance est généralement décrit dans la presse comme une récession. Mathématiquement une telle croissance est impossible à long terme car elle est exponentielle. Quand le système bloquera-t-il? C’est difficile à prédire, mais il y aura certainement des conflits, du sang et des larmes. Mieux vaudrait changer de système de façon contrôlée, ce qui est parfaitement réalisable en théorie. Mais tant d’intérêts égoïstes puissants sont en jeu que cela semble bien utopique.

 

Le système de croissance permanente a des effets secondaires peu démocratiques. Avant la révolution industrielle britannique la production suivait la demande. Il ne serait jamais venu à l’idée de qui que ce soit de produire quelque chose que personne ne demandait.

 

La révolution industrielle a découvert que l’on peut facilement créer des besoins. De nouveaux mots ont été inventés pour décrire cette nouvelle fonction : publicité, marketing, promotion etc. Une certaine croissance permet d’améliorer la qualité de la vie cela va sans dire, mais le système capitaliste va beaucoup plus loin. Pour respecter la croissance exponentielle, il faut accélérer en permanence l’arrivée sur le marché de produits nouveaux et la “mode” doit changer de façon à obliger à jeter l’ancien et acheter nouveau. Il ne s’agit donc plus seulement de promouvoir un produit, il faut créer des besoins en empêchant l’homme de réfléchir, de peser le pour et le contre, de choisir. Est-il bien démocratique d’empêcher ainsi l’homme de décider librement ? Citons ce fait divers récent d’une jeune femme au bout du rouleau qui a agressé une vieille dame pour lui voler un peu d’argent. Avec la somme ainsi subtilisée elle a acheté un pain et …..de l’essence pour sa voiture. Par le truchement du marketing agressif donc, c’est la faculté même de réflexion de l’individu que l’on attaque. Pour promouvoir la vente de ses produits, l’industrie utilise des procédés publicitaires qui usent et abusent de toutes les trouvailles en psychologie. Les cartes de crédit permettent de faire des dettes de façon à peine contrôlée. La course effrénée à la croissance est en train de transformer l’homme en un consommateur stupide et sans discernement.

 

Le capitalisme entrave de plus en plus les possibilités pour l’homme de grimper l’échelle sociale. Anciennement toute personne un peu entreprenante pouvait ouvrir une boutique ou créer un atelier et, en commençant petit, tenter de se développer et de construire plus grand. Cela est évidemment toujours possible aujourd’hui mais devient chaque jour un peu plus difficile. En effet, le grand capital tend à regrouper les entreprises qui sont amalgamées dans des conglomérats de plus en plus grands. Les petits magasins du coin sont remplacés par des chaînes de super- ou hypermarchés. Le boucher individuel de qualité devient de plus en plus rare même s’il vent de la qualité. Le paysage des centres commerciaux devient désespérément uniforme et monotone car les magasins de mode, de sport ou d’électronique appartiennent maintenant tous à des chaînes que l’on retrouve partout dans le monde. Que ce soit à New York ou dans une petite ville de province, on voit partout les mêmes enseignes. Au lieu de devoir faire son nid parmi d’autres petites entreprises plus anciennes, tout nouveau petit entrepreneur doit maintenant se mesurer à la puissance du grand capital. Plus grave, avec cette concentration grandissante il y a de moins en moins de centres où les décisions se prennent. C’est presque comme si l’on recréait une nouvelle forme de noblesse, celle du capital. Il s’agit bel et bien d’une perte de liberté individuelle.

 

Autre exemple : la croissance obligatoire permet de moins en moins à l’homme occidental de prendre en compte certains critères éthiques. L’élément majeur qui intervient dans toute prise de décision est la rentabilité, à l’exclusion de tout autre. Quelques exemples. La violence à la télévision est probablement un des éléments qui sont à la base de certaines formes de criminalité. Bien que l’insécurité soit un des problèmes majeurs de notre société, il est impensable que les chaînes de télévision s’imposent un code volontaire comme elles le faisaient encore il y a quelques décennies ou que les autorités interviennent. Les capitaux en jeu sont bien trop importants et font prévaloir la rentabilité. Les fabricants de cigarettes, qui comptent parmi les grands meurtriers de la planète, ciblent la jeunesse dans leur publicité et ajoutent des produits augmentant la dépendance. Ou bien encore citons ces grosses entreprises qui, à l’étranger bien sûr, exploitent sans vergogne la main d’œuvre enfantine à bon marché et ces agences de voyages qui augmentent leurs bénéfices en organisant des “vacances” pédophiles vers certains pays du tiers-monde qui d’ailleurs ferment les yeux, rentrée de devises oblige.

 

L’économie de marché a remis une forme de lutte “tribale” à l’honneur. Les entreprises se livrent des guerres sans merci. Leurs employés sont sensés s’y identifier et lorsqu’ils en parlent, ils disent “nous”, tout cela un peu à l’image des luttes entre clans de chasseurs-cueilleurs. Est-ce la meilleure solution ? Probablement pas. Malheureusement le modèle non compétitif d’économie planifiée mis en place dans les pays communistes a été un cuisant échec.

 

Comme pour la démocratie, il est important de comprendre qu’économiquement les solutions ne sont pas évidentes non plus, que le système capitaliste utilisé actuellement n’est pas satisfaisant et ne sera pas tenable à long terme. Trouverons-nous un jour un modèle de libre entreprise à visage plus humain ? Il faut l’espérer.

 

La vraie démocratie tout comme une saine libre entreprise devraient reposer sur le libre arbitre plutôt que sur les réactions instinctives. La révolution humaniste est loin d’être terminée.

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Apendice 2 : La Pyramide de Maslow et la théorie de Kohlberg

 

Deux théories fort intéressantes parlent de sujets qui permettent de mieux comprendre certaines de nos réactions sociales : la théorie de Maslow qui décrit nos besoins élémentaires dans A Pyramid of Human Motivation et celle de Kohlberg qui analyse notre sens de la justice. En voici un bref résumé.

 

 

Pour Maslow, dans toutes les civilisations on peut reconnaître cinq besoins individuels essentiels, qui se succèdent dans un ordre bien établi. Ils sont définis par les circonstances extérieures. L’homme ne peut passer d’une tranche de besoin au suivant que dans la mesure où le précédent est satisfait. Ce qui est assez surprenant, mais correct, c’est qu’il n’a normalement conscience que d’un seul besoin à la fois : il ignore les besoins inférieurs qui sont satisfaits, et n’a pas conscience qu’il existe des besoins supérieurs. De plus la satisfaction d’aucun de ces besoins ne donne le bonheur : elle donne accès au besoin supérieur, qui remplace le précédent et devient tout aussi essentiel. Enfin notons que la plupart des hommes passent toute leur vie dans la même tranche de besoins.

 

Dans l’ordre croissant ces cinq besoins sont les suivants :

 

  • Survie

 

  • Sécurité du lendemain

 

  • Intégration dans son milieu

 

  • Reconnaissance par son milieu

 

  • Bonheur personnel

 

Les voici représentés sous forme de pyramide :

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Plus on se trouve dans une tranche de besoin supérieure, moins d’individus on y retrouve, d’où le nom de pyramide. Quelques exemples la feront mieux comprendre.

 

Un homme qui meurt de faim dans une rigole quelque part perdu dans une grande ville ne pense qu’à une seule chose : trouver de quoi survivre. Ce qu’il veut c’est manger maintenant, pas demain ou après-demain. Ce n’est que lorsqu’il aura trouvé le moyen de se nourrir régulièrement qu’il commencera à penser au lendemain, qu’il voudra aussi sûr que possible : il passera alors au besoin suivant qui est la sécurité. Les habitants du tiers-monde veulent venir s’établir en Occident où les lendemains semblent certains à la différence de la situation précaire dans leur pays d’origine. Ils n’ont pas de “satisfaction” d’avoir à manger tous les jours : ce qui compte maintenant, c’est la sécurité du lendemain, au point qu’ils risquent leur vie dans des circonstances parfois épouvantables pour arriver à émigrer vers un pays riche.

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Une fois arrivés dans ce pays riche, ils n’éprouvent aucune satisfaction d’avoir enfin la garantie de la sécurité du lendemain. Ils ne se rendent même pas compte qu’ils ont convenablement assouvi ce besoin qui les avait poussés à partir. Leur nouveau et incontournable besoin est maintenant l’intégration. J’ai ainsi connu le cas d’une femme Tutsi qui s’était établie en Belgique où elle avait du travail. Mais ce qui la perturbait énormément, et je la comprends tout à fait, c’est le racisme stupide et borné auquel elle était soumise. Se trouvant dans la tranche de besoin “intégration”, elle avait oublié que son besoin précédent “sécurité du lendemain” était satisfait. Elle a si mal supporté cette situation qu’elle est retournée dans son pays, retombant du même coup dans la tranche de besoin précédente. Elle n’a plus aujourd’hui qu’un désir : revenir dans un pays où existe la sécurité du lendemain. Elle ne se pose plus la question du problème d’intégration : elle a fait un aller-retour complet entre deux stades de la pyramide de Maslow.

 

Après le stade de l’intégration vient celui de la reconnaissance par les autres : une fois bien intégrés, nous voulons être respectés, nous voulons être “quelqu’un”. L’échec d’une promotion entraîne ulcères d’estomac, stress, dépression nerveuse et pousse parfois même au suicide, alors que nous gagnons bien notre vie, n’avons aucune crainte à avoir pour le lendemain et avons toutes les cartes en main pour être heureux.

 

Finalement, selon Maslow, ce n’est qu’après la satisfaction de tous ces besoins que nous penserons en tout dernier lieu à être simplement heureux.

 

Bien que cette théorie soit remarquable, elle contient à mon avis une petite erreur. Le dernier niveau, celui du bonheur personnel, n’est pas bien rattaché au reste de la pyramide. Nous passons effectivement au besoin supérieur dès que le besoin précédent est satisfait aux quatre premiers stades, mais cela n’est plus vrai pour le bonheur personnel. La plupart des êtres humains restent accrochés au niveau précédent. N’est-il pas surprenant que l’homme le plus riche au monde, respecté par tous et ayant réussi la carrière la plus fulgurante qui puisse s’imaginer, considère qu’il n’est toujours pas riche assez et veut continuer à étonner ses semblables en devenant encore plus riche ? Par contre des gens qui sont dans des niveaux de besoins inférieurs réussissent régulièrement à être heureux.

 

En ce qui concerne la deuxième théorie, Kohlberg explique que dans le courant de notre vie, notre sens de développement moral et de justice évolue depuis la petite enfance jusqu’au delà de la maturité. Il a détecté 6 stades différents. Les voici résumés:

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  • peur de la punition

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  • si on commet une injustice, il faut offrir compensation

 

  • approbation de son entourage

 

  • obligation de faire son devoir envers son groupe social

 

  • réalisation que les lois ont des limitations et qu’elles ne sont pas parfaites

 

  • respect de principes éthiques universels

 

Des psychologues ont fait des recherches dans divers continents et cultures et les résultats en semblent concordants. Ils montrent que les hommes partent tous du premier stade, passent de l’un à l’autre sans sauts ni retours en arrière, mais restent la plupart du temps bloqués avant la fin.

 

L’homme évolue au-delà du premier stade à la fin de l’enfance, et du deuxième après la puberté. Il s’agit donc de stades précoces, liés au développement de l’enfant vers l’âge adulte. Les adultes ne vont la plupart du temps pas beaucoup plus loin : quarante pour-cent des hommes restent bloqués au troisième stade jusqu’à la fin de leur vie, et pratiquement tous les autres restent coincés au quatrième. Ces deux stades correspondent à une prise de conscience purement tribale : le sens d’obligation morale et de justice ne dépasse pas les frontières du groupe. L’homme se contente de l’approbation des autres membres de son clan et, au mieux, sentira qu’il a des devoirs envers eux. Pas question d’étendre son sens moral au-delà de ce qu’il considère être sa tribu.

 

Moins de dix pour-cent de l’humanité comprendront un jour que les lois de toute société sont imparfaites et que la morale ne se limite pas à sa seule tribu. Seule une infime minorité des hommes comprend que la morale est question de principes éthiques universels. Voilà la théorie.

 

Les hommes ne regardent pas tous la justice de la même façon et agissent de façon différente, d’après le niveau qu’ils ont atteint : il n’y a pas de sens universel de la morale. Pire : le sens de la justice de la grande majorité des hommes, même en Occident, se limite à sa propre tribu, et n’englobe pas les autres. Elle explique par exemple le manque de remords chez beaucoup de criminels : leur sens de la justice se limite à l’approbation de leurs actes par leur propre environnement, soit d’autres criminels. Mais elle explique également pourquoi ni les Palestiniens ni Sharon ne s’embarrassent des injustices commises contre l’autre groupe ou pourquoi certains américains ont approuvé et pratiqué la torture en Iraq et pourquoi le président Bush n’a aucun remord (autre qu’électoral) d’avoir établi le camp de concentration de Guantanamo.

 

Notre système judiciaire occidental purement répressif est structuré autour des deux premiers stades : la peur de la punition et la compensation du mal occasionné. Notre système judiciaire est resté au stade “enfantin”.

 

Comme la théorie de Maslow, le modèle de Kohlberg montre à quel point la tribu est importante dans la vie de l’homme. Son développement moral reste le plus souvent limité à son propre groupe ou à sa tribu. Ici aussi seule


l’éducation peut apprendre aux gens que nous devons contrôler nos instincts.

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BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

 

 

 

 

Le présent essai touche à un grand nombre de disciplines différentes, de la science à la religion. Une bibliographie exhaustive serait énorme et donc inutile.

 

Beaucoup de livres qui ont particulièrement pesé dans ma pensée sont mentionnés dans le texte. En guise de bibliographie, je me contenterai donc de les reprendre ici, et d’y ajouter quelques autres dont la lecture fût également importante.

 

 

Anthony Beevor, “Berlin, the Downfall” et “Stalingrad”, Fallois

 

Douglas Bernstein et al, “Psychology”, Houghton Mifflin

 

Jean Bottero, “Mésopotamie, l’écriture, la raison et les dieux”, Gallimard

 

Sharon Brehm et al, “Social Psychology”, Houghton Mifflin

 

Jean Bricmont et Alan Sokal, “Impostures Intellectuelles”, Odile Jacob

 

Christian de Duve, “A l’écoute du vivant”, Odile Jacob

 

Alain Finkielkraut, “La défaite de la pensée”, Gallimard

 

Misha Glenny, “The fall of Yougoslavia”, Penguin

 

Benoîte et Flora Groult, “Journal à quatre mains”, Livre de Poche

 

Jean Guilaine et Jean Zamit, “Le sentier de la guerre, visages de la violence  préhistorique”, Seuil

 

Stephen Hawking, “A brief history of time”, Bantam Press

 

Eric Hobsbawm, “The age of Revolution”, Weidenfeld & Nicolson

 

Samuel Kramer, “L’histoire commence à Sumer”, Arthaud

 

Pierre Lepape, “Diderot”, Flamarrion

 

Claude Levi-Strauss, “Race et Histoire”, Méditations

 

Allan Little et Laura Silber, “The Death of Yougoslavia”, Penguin

 

Jacques Maquet, “Afrique, les civilisations noires”, Horizons de France

 

Jacques Monod, “Le Hasard et la Nécessité”, Seuil

 

Desmond Morris, “Le Singe nu”, Grasset

 

Marcel Otte, “Préhistoire des religions”, Masson

 

Steven Pinker, “How the mind works”, W N Norton

 

Platon, “La République” et “Les Lois”

 

John Prebble, “TheHighland Clearances, Penguin

 

Richard Dawkins, “The God Delusion”, Black Swan

 

Jacques Rifflet, “Les Mondes du Sacré”, Mols

 

South African Museum, “The Boshimans”, Rustica Press

 

Ian Wilson, “Jesus: the evidence”, Weidenfeld & Nicolson

 

 

 

 

 

 

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